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Linguistique et interprétation
Tous les développements en informatique juridique ont été jusqu'à présent fondés sur une analyse informatique classique conduisant à la réalisation de modèles variables dans la forme selon les méthodes d’analyse ou de conception employées, mais que l’on peut qualifier tous de modèles conceptuels, que ceux-ci s’attachent aux données ou aux traitements.
Même une méthode comme la méthode K.O.D. (Knowledge Oriented Design)[1] ne s’écarte pas de la démarche classique. La méthode de représentation des connaissances qui recouvre toute la phase de spécification globale du système (SGS) s’effectue en deux temps :
- une modélisation de l’existant débouchant sur trois types de modèles
- le modèle pratique des données (MPD)
- le modèle pratique des traitements (MPT)
- le modèle pratique des règles (MPR)
- Dans une seconde étape, le cognicien applique aux modèles pratiques certaines méthodes de contrôle, d’analyse et de structuration de la connaissance qui déterminent une « modélisation cognitive de l’existant qui comporte :
- une modèle cognitif des données (MCD)
- un modèle cognitif des traitements et des contraintes (MCTC)
- un modèle cognitif des règles (MCR)
Ces méthodologies ont pour objet la représentation de savoirs et de savoir-faire qui ne sont ni nécessairement ni généralement écrits.
Par contre, le traitement des textes normatifs, qui sont toujours écrits par définition, qu’il s’agisse des textes ou énoncés normatifs originels ou qu’il s’agisse de leurs multiples applications et interprétations jurisprudentielles ou doctrinales, ne peut manquer de poser le problème du traitement sémantico-linguistique automatisé ou plus modestement assisté par ordinateur.
Posant la question du traitement linguistique, on est conduit à deux autres questions : celle de la relation entre l’informatique et la linguistique, et celle plus profonde du rôle de la langue et de la linguistique, dans le processus d’interprétation et de compréhension.
[1] Méthode développée dans le cadre du projet K.O.M.S. (Knowledge Oriented Design and Management Support) pour la division Génie Logiciel et Systèmes Experts de la Direction Technique du SERNIT (Service National Informatique des Télécommunications) et décrite dans l’ouvrage de Claude Vogel Génie Cognitif (1988). Voir aussi notre résumé dans L’informatique du décideur (Marabout, 1992, p.409-427).
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Qu'est-ce que comprendre un texte juridique ?
Progressivement nous en arrivons à la question fondamentale de tout traitement cognitif d’un texte qui est celle de son sens. Quel est le sens du texte ? Qu’est-ce que comprendre un texte.
Rappelons l’intitulé de notre recherche : L’apport de la modélisation des connaissances à la simplification et à la codification des textes normatifs.
Il est clair que toute assistance informatique à la simplification et à la codification des textes normatifs postule un traitement cognitif du texte qui reproduise les mécanismes de la compréhension.
Nous avons d’abord posé le problème en termes de modélisation. La question de la modélisation nous a renvoyé à celle de l’interprétation des textes, qui constitue une étape préalable à la modélisation. Et maintenant, notre recherche nous conduit à un nouvel approfondissement consistant à démonter les mécanismes non de l’interprétation mais de la compréhension des textes qui précèdent l’interprétation proprement dite. Il faut en effet d’abord comprendre un texte avant d’en donner une interprétation et de modéliser cette interprétation, étant entendu qu’un même texte peut éventuellement donner lieu à plusieurs interprétations, entre lesquelles l’hésitation peut être permise, même si au final une interprétation finit par s’imposer dans le droit positif aux dépens des autres.
De nombreux auteurs ont tenté de répondre de manière synthétique à cette question de savoir ce que veut dire comprendre un texte. Nous voudrions analyser leurs réponses avant d’en donner une traduction opératoire qui sera la trame des développements logiciels ultérieurs.
Bernard Pottier avoue les limites de la connaissance sur cette question et s’appuie sur la psychologie cognitive.
« Il est difficile de savoir ce qu’est comprendre un texte. On sait cependant que la compréhension n’est pas linéaire. On conceptualise des tranches de discours, constamment remodelées par la conceptualisation des tranches suivantes. L’oubli d’une partie quantitativement sensible du texte lu ou entendu est la condition même de la rétention mémorielle. On transforme sans arrêt le sémantique en conceptuel. C’est ce qu’on fait quand on résume un film : on peut avoir oublié tous les mots du film, et en faire une excellente paraphrase, plus ou moins étendue.
« Le mécanisme de la compréhension peut être figuré ainsi :
Ultérieurement, Pottier intégrera dans les mécanismes de la compréhension ce qu’il appelle l’environnement du message qui est composé de trois types de savoirs :
- le savoir sur la langue
- le savoir culturel
- le savoir sur le monde ou savoir encyclopédique (1992, p. 24-25)
Paul Ricoeur avance une définition systémique : le sens du récit est dans l’arrangement des éléments ; le sens consiste dans le pouvoir du tout d’intégrer des sous-unités ; inversement, le sens d’un élément est sa capacité à entrer en relation avec d’autres éléments et avec le tout de l’œuvre ;... » (1986, p. 159-160).
Pour Oswald Ducrot, dans une perspective pragmatique, l’énoncé est le lieu où s’expriment divers sujets, dont la pluralité n’est pas réductible à l’unicité du « sujet parlant »(...) le sens de l’énoncé décrit l’énonciation comme une sorte de dialogie cristallisée, où plusieurs voix s’entrechoquent » (1984, introduction). Ducrot distingue le « sujet parlant » (être empirique producteur matériel de l’énoncé), le « locuteur en tant que tel (être de discours, source de l’énoncé, responsable de l’énonciation), le « locuteur en tant qu’être du monde » (par rapport auquel le précédent peut prendre ses distances, par exemple dans l’autocritique), et l’« énonciateur » (personnage mis en scène par le locuteur) (1984, pp. 192 sqq., analysé par C. Fuchs, 1992 p. 137).
Dans une optique vériconditionnelle, Robert Martin apporte un éclairage complètement différent. « Qu’est-ce, en effet, interroge-t-il, pour un énoncé qu’avoir du sens ? Une des réponses les moins décevantes est de dire qu’un énoncé a du sens si l’on peut spécifier les conditions dans lesquelles il est vrai ou faux » (1983, p. 22). Et de préciser son projet. En se limitant au point de vue de la phrase (la sémantique, dans un sens étendu, porte en effet sur le sens des mots, le sens des phrases et le sens des textes), « une des finalités assignables à la théorie sémantique est la prévision des liens de vérité qui unissent les phrases. Cela revient à dire que le modèle doit être en mesure, quelles que soient les phrases que l’on se donne, pour peu qu’elles soient bien formées et sémantiquement interprétables, de calculer la relation logique que ces phrases entretiennent.
« En général, cette relation sera évidemment celle de l’indépendance logique ou, si l’on préfère, de l’absence de relation. (...).Mais il existe aussi des couples tels que leur relation se décrit en termes d’inférence, d’antonymie ou de paraphrase. Ainsi pour
p = Pierre est revenu
r = Pierre est de retour.
« Si l’une est vraie, l’autre est vraie ; si l’une est fausse, l’autre est fausse. Ces deux phrases sont en relation d’équivalence logique, c’est-à-dire en relation linguistique de paraphrase. »
En fait, Robert Martin reprend à son compte le projet du mathématicien Montague, explicité par Dowty, Hall et Peters (1981, p.12), analysé par Michel Galmiche (1991, p. 29), selon lequel : comprendre une phrase, c’est « savoir ce à quoi le monde doit ressembler pour qu’elle soit vraie » ; en d’autres termes, c’est connaître ses conditions de vérité.
Cette approche est reliée à une théorie importante en sémantique qui est celle de monde possible. En effet, « Cet « élargissement » de la notion de compréhension (et donc de sens) implique le recours à un concept supplémentaire - que l’on est souvent peu enclin à accepter, tant la notion de vérité nous semble liée à notre relation au monde « tel qu’il est » (ou que nous croyons qu’il est) -, ce concept est celui de monde possible. En effet, dès lors que l’on admet que les phrases de la langue sont à même de décrire ce qui est (notre monde), ce qui pourrait être (un ou plusieurs autres mondes), ce qui sera peut-être (un ou plusieurs autres mondes encore), on peut considérer que la connaissance de la signification d’une phrase s’identifie avec cette capacité à faire le partage entre les mondes dans lesquels elle est vraie et les mondes dans lesquels elle est fausse. Ainsi, le sens d’une phrase - ce qu’on appelle aussi, techniquement une proposition, - peut être assimilé à un ensemble de mondes possibles (i.e. tous les mondes dans lesquels elle est vraie). » (Michel Galmiche, 1991, p. 29). R. Martin enrichira encore cette problématique avec la notion d’univers de croyance.
François Rastier accorde également à la question du sens des énoncés une très grande importance et lui consacre un chapitre entier de Sémantique pour l’analyse (1994, p. 1 à 22).
François Rastier rappelle ce que pratiquement, en intelligence artificielle, on entend par système de compréhension. Il ne s’agit plus comme aux premiers temps de prétendre simuler le dialogue entre humains. Plus modestement, « on appelle généralement système de compréhension tout système qui tente de passer d’un arbre syntaxique à un réseau sémantique, et de faire des inférences au sein de ce réseau. La « compréhension consiste alors à construire des représentations sémantiques formalisées, comme des « graphes conceptuels », puis à opérer sur elles. »
François Rastier propose une « formulation » de ce problème dans les termes de la sémantique linguistique. La compréhension, déliée des réquisits psychologiques, est une interprétation : elle consiste à stipuler, sous la forme de paraphrases intralinguistiques, (i) quels traits sémantiques sont actualisés dans un texte, (ii) quelles sont les relations qui les structurent, et (iii) quels indices et/ou prescriptions permettent d’actualiser ces traits et d’établir ces relations, qui sont autant de chemins élémentaires pour des parcours interprétatifs. La première stipulation suppose une analyse componentielle ; la seconde, structurale ; la troisième, interprétative et herméneutique. Il en résulte, non une traduction, mais une explication, qui généralise les principes de la définition, en les réfléchissant pour assurer la pertinence de leur application. »
Rastier précise que contrairement au paradigme positiviste, il n’y a pas de signification en soi du signe linguistique. « Les signes linguistiques ne sont que le support de l’interprétation, ils n’en sont pas l’objet. Seuls des signifiants, sons ou caractères, sont transmis : tout le reste est à reconstruire ». En fait, le problème de la signification ne peut être posé de façon valide que si l’on tient compte des conditions d’interprétation. À cet égard, il y a une primauté du global sur le local. Ainsi, au premier degré de l’analyse, « le texte, comme globalité, détermine le sens de ses unités lexicales »(...) « A cette détermination du texte sur les paliers inférieurs de la phrase et du mot, s’ajoute une détermination de la situation de production sur le texte lui-même considéré dans son ensemble. Or la situation de production n’est pas neutre, et ne peut être définie abstraitement. Elle prend toujours place dans une pratique sociale, qui définit le discours dont relève le texte, et le genre qui le structure. Par là, elle détermine jusqu’au sens de ses mots, et les parcours interprétatifss qui permettent de l’actualiser. Le sens d’un mot peut en effet varier selon les genres...et selon le discours ».
Autrement dit, si l’on considère que la sémantique a trois domaines d’application :
- le sens des mots
- le sens des phrases
- le sens des textes
il y a lieu de considérer d’une part qu’il y a interaction entre ces trois niveaux d’analyse, et d’autre part entre ces trois niveaux et la situation de production des textes, avec une dissymétrie fondamentale, puisqu’il y a surdétermination du sens du texte et de ses composantes par la situation d’énonciation.
Enfin, J-M. Adam (1990, p. 37), dans une optique d’analyse textuelle, tente de définir un cadre théorique, permettant de dépasser la logique vériconditionnelle, comme le fait d’ailleurs également Robert Martin, en construisant le concept d’univers de croyance, cadre théorique qu’il présente comme relativement dynamique et résolument économique :
- "dynamique: la représentation discursive que la proposition donne à lire-construire est appelée à être confirmée ou infirmée ou seulement modifiée-complétée par d’autres propositions (on est ici très près de l’intuition de Bernard Pottier dans le texte cité plus haut) ;
- économique: pour raisonner et interagir, les locuteurs-énonciateurs manipulent des simulacres de « mondes », simulacres consistants et limités aux besoins de l’interaction en cours. Le caractère nécessairement partiel de ce que j’appellerai ici une représentation discursive m’amène à préférer le concept d’espaces (mentaux) de G. Fauconnier (1984) à celui de « monde » de la logique des mondes possibles. En tout cas, il me paraît indispensable de ne pas séparer référence et prise en charge énonciative - dictum et modus - en restant dans une logique naturelle de la VALIDITÉ : une proposition est toujours « VRAIE » ou « FAUSSE » POUR quelqu’un."
J-M. Adam voit dans l’effet de texte « le produit de l’interférence de deux dimensions : l’une sémantico-pragmatique, que nous appelons CONFIGURATIONNELLE, avec ses composantes argumentative, énonciative et sémantique-référentielle, l’autre SEQUENTIELLE où se situent les catégories textuelles pures : description, narration, argumentation, explication, etc. »
On voit bien la tendance dominante des différentes approches qui viennent d’être présentées. Toute idée de simulation du fonctionnement de l’esprit humain semble abandonnée, au moins provisoirement, pour privilégier une approche instrumentale consistant à appliquer des méthodes d’analyse permettant de mettre au jour les structures des textes, de comparer les énoncés, et d’établir des relations entre eux. Il s’agit de « proposer une méthode d’interprétation explicite et au moins partiellement automatisable. » (F. Rastier, 1994, p. 12).
Tel est le programme que nous nous proposons d’appliquer aux textes normatifs.
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Linguistique informatique ou informatique linguistique
Nous passerons très rapidement sur le second terme de l'alternative, de faible intérêt théorique. Nous ne pouvons pas néanmoins l’éluder étant donné la confusion qui a durablement entouré les applications de l’intelligence artificielle au traitement du langage.
On a sans doute cru pendant plusieurs décennies que l’informatique allait permettre de simuler le fonctionnement du cerveau humain et notamment dans sa fonction d’expression par la parole et l’écrit. La plupart des applications ont en fait été prisonnières soit de l’état de la linguistique au moment de leur élaboration, soit ont purement et simplement fait l’impasse sur la linguistique, croyant pouvoir se fonder sur les connaissances usuelles plus ou moins dérivées des grammaires scolaires.
Cet état de choses a pu inspirer à François Rastier une distinction entre l’informatique linguistique dominée par l’informatique et la linguistique informatique qui est l’utilisation de l’informatique pour les besoins de la linguistique théorique et appliquée.
En fait, comme le souligne François Rastier (1994, p. 2), cette distinction tombe dès lors que l’on considère la linguistique comme une science et l’informatique comme une technologie. Il n’y a pas plus de linguistique informatique que d’informatique linguistique, mais simplement la linguistique et l’informatique appliquée à la linguistique ou la linguistique faisant usage de l’informatique.
Nous invoquerons dans le même sens Catherine Fuchs (1993, pp. 20 et s.) qui, évoquant le dialogue difficile entre informatique et linguistique, observe que « l’informaticien, s’appuyant sur sa compétence de sujet parlant (éventuellement assortie de quelques souvenirs de grammaire scolaire), se croit « naturellement » capable de décrire la langue, qu’il tend à aborder de façon réductrice à l’image d’un langage formel, méconnaissant ainsi la spécificité et la complexité de l’objet à décrire...
À l’inverse, C. Fuchs reconnaît que « l’état de nos connaissances sur la langue est encore trop lacunaire pour permettre de couvrir l’ensemble de la langue en la décrivant de façon homogène à l’aide d’un métalangage facilement implémentable - a fortiori lorsque l’on quitte le plan des formes (morphologie et syntaxe) qui depuis longtemps fait l’objet d’études à vocation formelle, pour aborder la sémantique et la pragmatique linguistiques (terrains d’investigation plus récents). »
Le lecteur aura compris sur quel registre se développe notre recherche. L’informatique, si elle constitue une discipline à part entière et justifie des recherches fondamentales et appliquées, lorsqu’elle est utilisée dans le champ d’une autre discipline, ne peut intervenir qu’en tant que technologie. C’est ainsi que nous la concevons ici, alors même que notre recherche est tridisciplinaire et que c’est plus dans le domaine de l’application de l’informatique que dans ceux du droit et de la linguistique que nous espérons faire progresser la connaissance.
Ce premier point étant levé, nous pouvons poser la question de la place de la linguistique dans le processus d’interprétation et de compréhension des textes en général et des textes normatifs en particulier.
La linguistique peut-elle être le moyen exclusif de l’interprétation ou bien intervient-elle en coopération avec d’autres disciplines, et dans ce cas, où commence l’interprétation linguistique et à partir de quel point l’interprétation cesse-t-elle d’être proprement linguistique pour relever de l’ordre logique ou conceptuel ?
La première option présente le danger évident de nous faire tomber dans le travers du réductionnisme. La seconde option, a priori marquée du bon sens, reste néanmoins problématique car le territoire de la linguistique étant en voie d’extension rapide, la réponse ne peut être apportée qu’après un sérieux approfondissement théorique.
Nous prendrons pour point de départ l’analyse que fait de ce problème Paul Amselek (1995, p. 11 et s.)[1].
Paul Amselek constate d’abord que la communication des règles juridiques dans nos échanges intersubjectifs ne peut être directe, mais seulement indirecte, médiatisée. La pensée se communique au moyen de signes et ces signes ne sont pas eux-mêmes des contenus de pensée. Le sens est dans l’esprit de l’auteur individuel ou collectif du message, et il doit être reconstitué à partir des signes reçus, c’est-à-dire à partir du texte, sans qu’il soit contenu par ce texte. L’interprétation est ainsi la "reconstruction du sens communiqué par des signes (interpréter se dit de manière éclairante en anglais "to construct")". Elle est ainsi, "dans l’expérience juridique, le préalable nécessaire à la préhension intérieure - à la compréhension - des normes juridiques exprimées par le législateur à leur pratique, à leur utilisation."
Dans cette reconstitution du sens, on comprend bien qu’une part essentielle relève du traitement linguistique, mais toute cette « opération d’entremise ou interprétation consistant à décoder les signes captés et à reconstituer à partir d’eux le sens qu’ils ont reçu pour mission de transporter ou mieux de transborder, c’est-à-dire de faire surgir dans l’esprit d’autrui », relève-t-elle de mécanismes purement linguistiques ou d’autres mécanismes d’un autre ordre.
Paul Amselek souligne à cet égard que l’opération d’interprétation est une opération complexe qui se déroule à plusieurs niveaux qu’on ne distingue pas toujours très nettement.
Les deux premiers niveaux correspondent à ce que les linguistes appellent, depuis André Martinet, la « double articulation linguistique ». Le premier niveau consiste dans « l’opération mentale de décryptage par référence aux règles et conventions du langage : il s’agit de l’opération de lecture permettant de reconstituer mentalement le texte. Une fois le texte reconstitué, il faut en "reconstituer le sens, le contenu de pensée, que véhicule sa lettre". Ce déchiffrement s’opère aussi au moyen des règles et usages conventionnels du langage, essentiellement des règles lexicales et grammaticales. Mais il faut ajouter encore un troisième niveau d’opérations interprétatives, qui joue un rôle particulièrement important dans le domaine du droit et plus généralement des règles pratiques : il correspond à la démarche visant à traiter le sens littéral lui-même ainsi recueilli, à déployer tout ce qui est impliqué dans le sens de surface exprimé par la lettre du texte. Tout contenu de pensée, en effet, constitue - c’est l’essence même de l’intentionnalité de la pensée - une vue de l’esprit qui donne ouverture, à la manière d’un cliché photographique, sur un champ de perspective comportant des arrière-plans plus ou moins éloignés ou cachés qui se profilent derrière ce qui est exposé au premier plan. L’analyse exégétique consiste précisément, en fonction des besoins pratiques qui animent l’interprète et grâce aux ressources de la logique et du raisonnement, à procéder à des approfondissements de sens, à passer du sens littéral à l’exploration des profondeurs et arrière-fonds sur lesquels il donne ouverture (le terme « exégèse » évoque, étymologiquement, l’idée de tirer hors de, de faire sortir ou ressortir). »
Cette présentation de Paul Amselek soulève des problèmes théoriques tout à fait fondamentaux sur lesquels il y a lieu de s’arrêter.
[1] En parfaite convergence théorique avec la sémiotique de Peirce (cf. p. 422 et s.)
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Une théorie constructiviste de l’interprétation
Le sens et le texte
Le premier problème est celui de la relation entre le texte et le sens. Selon la présentation de Paul Amselek, le sens n’est pas donné, il n’est pas inclus dans le texte. Il est construit par l’interprétation, ou plus précisément reconstruit. Les signes linguistiques qui constituent le texte juridique ne comportent pas le sens, ils ne font que le transmettre, le « transborder ».
Cette approche s’inscrit dans une opposition entre deux théories de l’interprétation explicitées par Riccardo Guastini (1995, p. 89).
D’une part, la théorie dite cognitive pour laquelle l’interprétation n’est qu’une activité de connaissance et de description. Cette théorie correspond à la théorie traditionnelle du positivisme juridique classique telle qu’elle s’exprime dans l’École de l’exégèse.
D’autre part, la théorie sceptique ou réaliste selon laquelle c’est l’interprétation qui crée le sens, c’est l’interprétation qui crée la norme.
De prime abord, la seconde théorie peut apparaître choquante, dans la mesure où elle peut laisser entendre une très large liberté laissée à l’interprétant par rapport à une règle qui par définition doit offrir aux sujets de droit une sécurité optimale, donc une stabilité de la règle et donc de son interprétation. Riccardo Guastini observe d’ailleurs que la théorie cognitive est le fondement de nos institutions : « par exemple, la séparation des pouvoirs..., tout le contrôle de régularité (du contrôle de cassation jusqu’au contrôle de constitutionnalité des lois dans les constitutions rigides), la garantie des libertés confiée au pouvoir juridictionnel, etc. ».(opus cit. p. 99)
Pourtant, cette conception est tout à fait discréditée au plan théorique chez les spécialistes de linguistique, de philosophie du langage, de philosophie de la science, etc. et également, de plus en plus chez les juristes eux-mêmes. C’est que la théorie, assez mal nommée, cognitive, parce que précisément, elle est en contradiction directe avec les acquis des sciences cognitives, repose sur une fausse croyance selon laquelle le sens serait dans les mots, « une chose incorporée dans les mots ». Or, « le sens de chaque expression linguistique est une variable qui dépend justement de l’usage et de l’interprétation. On ne peut pas expliquer autrement soit les changements dans le sens d’un mot, soit les controverses entre les interprètes. »
Ce thème de la prépondérance de l’interprétation dans la détermination de la signification des textes normatifs est repris par la plupart des intervenants du séminaire international organisé par le Centre de Philosophie du Droit de l’Université Panthéon-Assas en 1992-1993.
Ainsi, Enrico Pattaro souligne que « la signification n’est pas une caractéristique des mots, mais dépend de la réaction-réponse d’un destinataire à des mots qui agissent sur lui comme des stimuli. On est souvent tenté de croire que les mots ont leur propre signification immanente, parce que, parmi les individus qui ont subi des méthodes d’apprentissage similaires (c’est-à-dire à l’intérieur d’une même communauté linguistique), les mêmes mots évoquent - ou tendent à évoquer, approximativement - les mêmes images et/ou les mêmes concepts chez des destinataires différents » (1994, p. 106).
François Rastier ne dit pas autre chose quand il renvoie le problème de la compréhension à celui de l’interprétation (1994, p. 12). « ...nous nous éloignons du paradigme positiviste encore dominant dans les sciences sociales, et a fortiori dans les domaines techniques : il voudrait que les faits s’imposent d’eux-mêmes par une simple évidence, alors que nous avons à les constituer. Les signes linguistiques ne sont que le support de l’interprétation, ils n’en sont pas l’objet. Seuls des signifiants, sons ou caractères, sont transmis : tout le reste est à reconstruire ». L’identification des signes comme signifiants et leur association à des signifiés résulte de parcours interprétatifs qui sont la matière de la sémantique interprétative, laquelle « part de la matérialité des textes pour y revenir en leur assignant du sens ».
Cette conception est à rattacher à un courant épistémologique que l’on nomme le constructivisme et que Diane Demers résume en ces termes (1997, p. 237) : « Le constructivisme en sciences, et plus particulièrement en sciences humaines, s’intéresse aux processus cognitifs pour identifier les limites de ce qu’il nous est possible de connaître. Il postule, contrairement au modèle cartésien, que la connaissance repose sur l’observateur, sur l’interaction de celui-ci avec l’objet observé. C’est donc à travers l’observateur que l’objet prend son sens, que sa nature se révèle et que ses lois se définissent. Le rôle de l’observateur est fondamental puisque ce sont ses connaissances, ses valeurs, son langage qui détermineront les paramètres qui conduiront à la définition de l’objet. Dans cette théorie, la réalité est le produit de la corrélation entre l’observateur, son expérience, ses connaissances et la perception de l’objet par ses sens.
« À cet effet, Jean Piaget disait que la connaissance ne procède pas du simple cumul d’observations, elle est nécessairement le résultat d’une activité structurante de la part de l’observateur. Cela signifie également que les « faits » n’ont pas d’existences propres, qu’ils n’existent qu’à travers l’interprétation de l’observateur ; en droit, nous parlerons de « faits juridiques » ou des faits qui ne prennent leur sens qu’à travers le prisme du droit applicable, tel qu’interprété par le juge ».
Cette nouvelle orientation de la pensée juridique plonge ses racines aux origines de la philosophie, avec les sophistes grecques, les stoïciens, les épicuriens, voire Aristote dont on réduit trop facilement les enseignements à la logique déductive. Elle s’inscrit comme un prolongement de diverses tendances qui traversent les siècles depuis le Moyen Âge jusqu'à nos jours où, en réaction contre l’hégémonie du positivisme, ces approches du réel et du problème de la connaissance, jusqu'à présent dispersées se sont cristallisées dans les années soixante en une « épistémologie constructiviste » autour des théories de Jean Piaget. Jean-Louis Le Moigne a consacré un « Que sais-je ? » (1995) à la présentation de ces multiples apports qu’il rassemble sous la bannière du « constructivisme » et dans lesquels on retrouve notamment Abélard et Guillaume d’Ockam, Léonard de Vinci, Montaigne, Pascal, Vico, Paul Valéry et Gaston Bachelard. Mais le spectre des théories de la connaissance qui s’écartent du positivisme est large, et Nietzsche n’est pas le dernier à penser que nous ne connaissons pas les choses telles qu’elles sont, mais telles qu’elles nous apparaissent : « Notre « monde extérieur » est un produit de la fantaisie, pour lequel des fantaisies antérieures en tant qu’activités habituelles acquises par l’exercice sont derechef utilisées pour une construction. Les couleurs, les tonalités sont fantaisies pures, elles ne correspondent pas du tout exactement au réel processus mécanique, mais à notre état individuel. »[1]
On complétera cette petite incursion philosophique par trois observations.
1 - Ce n’est pas l’existence du réel qui est en cause, mais le seul problème de son appréhension. Commentant la célèbre formule attribuée à Protagoras : « L’homme est la mesure de toute chose. » Jean-Louis Le Moigne souligne que nous n’accédons peut-être pas à l’essence du réel, mais que nous accédons à l’expérience cognitive maîtrisable des phénomènes par lesquels nous décrivons la réalité (1995, p. 43).
2 - Cette conception, qui s’oppose au positivisme, est néanmoins scientifiquement vérifiable.
Riccardo Guastini remarquait précédemment que l’on ne pouvait expliquer autrement l’évolution dans le sens des mots ou l’existence des controverses doctrinales. Mais l’on pourra vérifier qu’un même texte pourra toujours donner lieu à des interprétations différentes, ce qui sera seulement probable si les interprètes ont le même fonds de connaissance et la même formation, mais sera inéluctable, si le niveau culturel des lecteurs est dissemblable.
J-M. Adam souligne comme une des traits fondamentaux de toute réalité textuelle le fait que tout texte soit plus ou moins opaque ou plus ou moins transparent (1989, p. 85) et cite à cet égard R. de Beaugrande (1984, p. 358) : Aucun texte ne peut rendre explicite toutes les liaisons et chaque texte est d’une certaine manière unique. Un texte qui ne comporterait que des problèmes triviaux et des occurrences fortement probables serait de peu de valeur et les lecteurs y accorderaient très vite peu d’intérêt. »
Lorsque l’on établit le résumé d’un texte, ce résumé n’acquiert de sens plein que pour celui qui a connaissance du texte original, ce qui souligne le rôle fondamental dans le processus de compréhension de la mémoire.
Mais, pour un texte donné, le niveau de compréhension, que l’on pourrait définir comme l’aptitude à identifier, même inconsciemment, toutes les connexions implicites du texte, sera variable selon le niveau de compétence linguistique et le niveau de compétence culturel du lecteur dans le domaine concerné, ce qui souligne non seulement le rôle de la mémoire immédiate, mais également celui de sa compétence encyclopédique mobilisée par sa mémoire profonde. Devant la lecture et la compréhension, les individus sont tous inégaux. Tel texte qui est transparent pour l’un est opaque pour l’autre.
Traduit en termes de théorie de l’information, revue et corrigée dans le sens que nous avons indiqué plus haut d’une dissociation entre le vecteur de l’information et la valeur de l’information (cf. p. 34), nous pourrons dire qu’un texte déterminé, constitué d’un ensemble de signes linguistiques, n’aura pas la même valeur pour tous les lecteurs, tout simplement parce que le sens que lui confère chaque lecteur ne sera pas le même. De même pour un même lecteur, sa valeur va varier avec le nombre de relectures, tout simplement parce qu’à chaque relecture le sens dégagé par le lecteur va venir s’incorporer à son capital culturel, et que chaque relecture lui permettra de dégager un sens nouveau. Selon le cas, on pourra dire que la valeur de l’information véhiculée par le texte se sera accrue parce que la relecture aura permis au lecteur de découvrir des choses qu’il n’avait pas aperçues précédemment. Inversement, il se peut que la valeur de l’information véhiculée par le texte décroisse parce que la ou les lectures précédentes auront permis d’en extraire toute la substantifique moelle, c’est-à-dire d’en épuiser le sens.
On rapprochera, en échos à ce débat sur l’opacité et la transparence des textes, le débat juridique sur la notion d’acte clair. Évoquant comme une banalité le fait que l’on rencontre « des textes dont tous conviendront qu’ils sont clairs en rapport avec certaines circonstances factuelles déterminées », Pierre-André Côté (1994, p. 196) attire l’attention sur le fait que l’"on ne doit pas en déduire que c’est la clarté du texte qui entraîne ainsi un accord sur le sens qu’il conviendrait de lui donner, de lui attribuer. L’explication inverse semble plus plausible : l’affirmation de la clarté d’un texte reflète le sentiment qu’un lecteur normal du texte ne pourrait valablement lui attribuer un sens autre que celui dont la clarté est affirmée. Autrement dit, ce n’est pas parce que le texte est clair que l’on s’accorde sur le sens que le lecteur doit lui donner ; c’est plutôt parce qu’on s’accorde (ou qu’on escompte un accord) sur le sens qu’un lecteur normal donnerait à un texte que l’on peut affirmer que ce sens est clair."
Si l’esprit scientifique consiste bien, comme nous l’a enseigné Gaston Bachelard (1938, p. 10), à aller au-delà de ce qu’indique le sens commun, à rectifier les erreurs induites par le respect des apparences, alors la théorie constructiviste, réaliste est en fait la seule qui soit scientifique, la théorie classique étant ramenée à une théorie du sens commun ascientifique.
3 - Il y a enfin une raison pratique qui fait que la norme résulte de l’interprétation et qu’il ne peut en être autrement, c’est le rôle instrumental du droit. Le droit est fait pour régler des comportements qui se déroulent à un moment et dans des conditions qui sont par définition différents du moment et des conditions d’édiction de la règle et que le législateur n’aura généralement pas prévus de manière précise. C’est donc au vu de la situation du moment et des conditions du moment que le juge appliquera la règle, c’est-à-dire l’interprétera, et l’interprétation ne pourra pas ne pas être influencée par la situation qu’elle a pour objet de régler en s’aidant de la règle applicable. Pierre-André Côté (1995, p. 194-195) insiste ainsi sur cet aspect dans lequel il voit, avec le rôle de l’interprète dans l’élaboration du sens, l’une des deux dimensions fondamentales de l’interprétation en droit qui se trouve passée sous silence par la théorie classique qui limite l’interprétation à la découverte de l’intention du législateur. Pierre-André Côté note ainsi que l’interprétation des textes est bien souvent une « interprétation pratique ou opérative », selon l’expression employée par Jerzy Wroblewski (1972, p. 54), en ce sens qu’il s’agit d’une activité déterminée autant sinon davantage par la nécessité d’apporter une juste solution à un problème bien concret que par la volonté de ressusciter la pensée historique qui a présidé à la rédaction du texte. Cela se vérifie bien dans l’interprétation de la loi par le juge où l’on observe que bien souvent la conclusion du raisonnement interprétatif influe sur la détermination des prémisses de ce raisonnement, que ce soit sur le sens de la loi ou sur la qualification des faits ».
On ajoutera que cet état de fait est vérifiable là où le juge applique des règles existantes, mais qu’il est consubstantiel à l’acte de juger dans les domaines où les règles font totalement ou partiellement défaut et qu’elles sont en fait créées par le juge lui-même. Certes dans les droits largement prétoriens comme l’est le droit administratif français, on peut dire que la jurisprudence élaborée par le juge administratif, c’est-à-dire par le Conseil d’État agissant comme législateur, est devenue extérieure à l’activité du juge qui traite une affaire. Cependant, nous avons déjà noté la distinction faite par Georges Vedel entre les notions proprement conceptuelles du droit administratif et les notions fonctionnelles qui ne peuvent être décrites conceptuellement et ne peuvent être définies que par rapport à la fonction qu’elles remplissent. (cf. p. 121). Ce qui veut dire qu’aucun des concepts fonctionnels du droit administratif, comme l’acte de gouvernement, le marché public, la délégation de service public, la voie de fait ou l’emprise, etc. ne sont des concepts figés et qu’il est difficile de les enfermer dans une codification, voir seulement une législation.
Pour prendre un exemple dans une actualité sensible, la question de la légalité de la participation aux élections prud’homales de 1997 de listes de la Confédération française nationale des travailleurs, créées par le Front National, montre de manière évidente le rôle décisif de l’interprète dans l’application d’un droit flou, mais aussi la pression des circonstances sur l’interprétation. Suite à des décisions d’invalidation fondées sur des motifs hétérogènes de plusieurs juridictions, un doute très fort se fait jour sur la décision que prendra la Cour de Cassation, statuant dans un contentieux ayant une portée politique et constitutionnelle évidente. Et le journal Le Monde de commenter que « comme il n'y a aucun précédent ni aucune jurisprudence, nul ne sait si ces recours sont suspensifs ou si les jugements sont exécutoires ». (Le Monde du 10 janvier 1998, p. 1)
Il est donc impossible en théorie du droit d’ignorer la vocation instrumentale du droit qui fait que l’esprit devra toujours l’emporter sur la lettre au point que lorsque la lettre devient trop inadaptée à la réalité, le juge administratif, au moins quand il s’agit de règles de niveau réglementaire, impose à l’administration d’en changer.
Cette conception constructiviste de l’interprétation, dont on verra qu’elle est impliquée par les courants énonciatif, pragmatique et textuel de la linguistique contemporaine, entraîne toute une série de conséquences très importantes du point de vue de la théorie du droit.
Première conséquence : lorsque la théorie classique invoque la volonté du législateur, il ne saurait s’agir en aucune façon de la volonté réelle du législateur au moment de l’édiction de la loi. Découvrir la volonté du législateur est, sauf cas tout à fait exceptionnel nécessitant des conditions d'unanimisme rarement remplies, presque impossible du simple fait de la multiplicité des rédacteurs qui sont intervenus dans la conception et la mise au point du texte, de l’évolution qu’a pu connaître le texte dans son ensemble et dans chacune de ses parties dans son processus d’élaboration, et du fait des multiples interprétations dont il a pu faire l’objet avant le vote et dans lesquelles les parlementaires ont pu trouver des motifs d’opposition ou de soutien au texte en cause.
Pour prendre un exemple extrême, rien n’est sans doute plus difficile que de déterminer le sens d’un texte voté par référendum, chaque « oui » recueilli ayant un sens différent pour chaque électeur.
Par conséquent, lorsque l’on invoque la volonté du législateur, quel qu’il soit, il s’agit en fait de l’idée que s’en fait celui qui interprète la règle. C’est en définitive ce dernier qui fixe le sens de la règle.
Seconde conséquence : il y a dissociation entre le texte normatif soumis à interprétation et la norme qui résulte de l’interprétation. Riccardo Guastini (1995, p. 95) distingue ainsi le langage des sources dont relève le texte normatif, ensemble de dispositions légales en attente d'être interprété, du langage de l’interprète ou langage des juristes auquel appartiennent les normes. Même si syntaxiquement les deux langages sont semblables, car exprimés dans la même langue, sémantiquement ils ne sont pas du même niveau. L’un est un langage objet constitué par le langage des sources, c’est-à-dire le langage du législateur au sens large, l’autre est un métalangage qui porte sur le premier. Le discours interprétatif consiste ainsi à construire à partir des sources des valeurs référentielles au moyen de détours paraphrastiques qui mobilisent toute la compétence linguistique et encyclopédique de l’interprète. Tout repose, ou presque sur l’interprète qui en définitive, attribuant une signification à un texte, « décide la signification du texte normatif » et donc de la norme, pour reprendre la formule quelque peu provocante de Riccardo Guastini (opus cit. p. 101).
Cette distinction entre langage des sources ou langages des textes normatifs et langage de l’interprète ou langage des normes n’est pas complètement nouvelle. Elle fait en effet échos à une distinction opérée vingt ans plus tôt par Christophe Grzegorczyk et Thomas Studnicki (1974) qui ont montré toute la distance qui existait entre « la norme et la disposition légale ». Certes, les deux auteurs polonais ne posent pas explicitement le problème de l’interprétation et du rôle de l’interprète, ni celui des deux langages, dont l’un est le langage-objet de la disposition légale et l’autre le méta-langage de la norme ou de l’interprète, mais ces distinctions sont le résultat logique de la dissociation initiale. Pour qu’il y ait norme, c’est-à-dire émission d’un signe destiné à agir sur un comportement conformément à des conventions permettant la compréhension du signe par son destinataire, il faut décider qu’il y a norme, ce qui est le résultat de l’interprétation.
Troisième conséquence : elle concerne l’application au domaine des textes normatifs de la linguistique pragmatique. Celle-ci s’intéresse à la relation entre la signification et la situation d’énonciation et postule que la signification dépend en dernier ressort de la situation d’énonciation. S’agissant d’un texte normatif, et de ce qui vient d’être dit concernant le rôle de l’interprétation, la situation d’énonciation se trouve dissociée en deux parties bien distinctes qui sont d’une part la situation de l’énonciateur, qui détermine le sens que l’énonciateur a voulu communiquer au destinataire, d’autre part la situation de l’interprète qui cherche à restituer le sens d’un texte énoncé par un énonciateur. La théorie classique s’attache exclusivement au sens de l’énonciateur qui est le plus souvent collectif et insaisissable. La théorie sceptique ou réaliste et que nous préférons appeler constructiviste s’attache au contraire à la situation de l’interprète. Or, la situation de l’interprète change selon deux axes : en fonction de l’interprète et en fonction du moment de l’interprétation.
Notons que cette application de la pragmatique au droit ne se différencie pas fondamentalement de la pragmatique appliquée à tout texte écrit dont la lecture est temporellement dissociée par définition de l’écriture. C’est la raison pour laquelle la théorie de l’acte de langage, qui est un des principaux points d’application de la linguistique pragmatique, n’est complète qu’à la condition de s’adjoindre une théorie de l’acte de lecture. C’est ce qu’observe notamment François Rastier qui souligne cette nécessité (1994, p. 16) et qui, concernant la pragmatique, fait cette observation fondamentale qu’il rattache à l’ordre herméneutique de toute description linguistique :
"L’ordre herméneutique est celui des conditions de production et d’interprétation des textes. Il englobe les phénomènes de communication, mais il faut souligner que les textes ne sont pas simplement des messages qu’il suffirait de coder puis de décoder pour en finir avec la langue. Il englobe aussi ce que l’on appelle ordinairement les facteurs pragmatiques, qui affectent la situation de communication hic et nunc ; mais il les dépasse car il inclut les situations de communication codifiées, différées, et non nécessairement interpersonnelles. Il est inséparable de la situation historique et culturelle de la production et de l’interprétation. Son étude systématique doit rendre compte des différences de situation historique et culturelle qui peuvent séparer la production de l’interprétation". (1994, p. 18)
Cette observation essentielle pour notre propos doit être rapprochée des intuitions de Bakhtine (1978) et des analyses développées par Paul Ricœur (1986), relayées par Gérard Timsit (1992, p. 459). Opposant l’échange verbal à l’écriture, Ricœur précise : dans un tel échange (verbal), la compréhension des discours respectifs des locuteurs est assurée non seulement par les paroles prononcées mais aussi par le fait que les deux locuteurs étant présents l’un à l’autre, ce serait la situation dans laquelle les paroles sont prononcées, l’ambiance, les circonstances, les mimiques ou même les intonations, qui donnent à ces discours leur pleine signification. Lorsque le texte prend la place de la parole, il ne peut plus en être ainsi... Et le texte qui prend la place de la parole ne se substitue pas simplement à elle. Il s’installe dans une "essentielle solitude", qui bouleverse la manière d’aborder ce qu’il contient et l’établit dans une triple autonomie au moins : par rapport à l’intention de son auteur (le texte s’est détaché de lui et - désormais - lui échappe : des mots de l’auteur prennent un sens, ou d’autres sens, que ceux ou celui que l’auteur a voulus) ; autonomie, également, par rapport au public auquel ce texte était primitivement destiné par son auteur (la signification qu’a pu revêtir ce texte aux yeux de ses destinataires à l’époque à laquelle il a été écrit n’est pas figée : ainsi des "résonances modernes" de textes écrits il y a plusieurs siècles et des "redécouvertes" dont ils font l’objet ...) ; autonomie enfin par rapport aux circonstances économiques, sociales, culturelles de la "production" du texte, qui ont pu, à la rigueur, donner au texte son contenu, mais ne sauraient en limiter l’interprétation au seul contenu produit dans les circonstances de l’époque.
Il est clair que cette analyse lumineuse qui vaut pour n’importe quel texte littéraire s’applique également au texte normatif et à son interprétation.
On ne peut s’empêcher d’effectuer un parallèle entre l’analyse de Gérard Timsit et celle d’Éric Landowski dont les deux études se succèdent dans Lire le Droit (1992), qui par des voies sensiblement différentes arrivent aux mêmes conclusions.
Pour Gérard Timsitt, le sens d’un texte juridique est prédéterminé par son auteur et par les conditions de son énonciation, et à cet égard, il est assimilable à un acte de parole, mais parce qu’il est écrit, il est codéterminé par son et ses destinateurs, lesquels sont eux-mêmes surdéterminés dans leurs interprétations, au-delà du contexte écrit, par les conditions économiques, sociales et culturelles de leurs interprétations qui s’expriment par des principes, idées, croyances, usages et valeurs auxquels adhèrent les membres d’une société et qui commandent à leurs comportements, leurs réactions et leurs interprétations.
Il existe, "outre la détermination du sens conféré à la norme par son émetteur, une détermination du sens conféré à la norme par son récepteur. Le processus d’engendrement du droit n’est pas, contrairement à la vision classique ou néopositiviste, un processus purement descendant d’émission/édiction des normes -la pyramide kelsénienne. C’est un processus associant à la fois les instances d’émission et de réception des normes." (1992, p. 460 et s.)
Éric Landowski (1992, p. 441 et s.) part d’une part de la théorie constructiviste et d’autre part du point de vue des pragmaticiens selon lesquels un texte ne fait sens qu’en fonction du contexte où il prend place ou qu’on lui assigne.
La quatrième conséquence est ainsi liée à la précédente. Chaque application d’un texte donne lieu à nouvelle interprétation. Cette nouvelle interprétation est cumulative, c’est-à-dire qu’elle tient compte ou non des interprétations précédentes, qui sont ainsi chaque fois actualisées. Cela signifie que le sens d’un texte évolue avec les interprétations successives qui lui sont données. Chaque texte du fait de son application fait l’objet d’une activité plus ou moins intense d’interprétation, qui fonde la vie même du texte normatif. Si l’activité d'interprétation cesse, parce que le texte ne trouve plus à s’appliquer, le texte tombe doucement en désuétude. Toutefois, il faut se méfier du fait que la désuétude peut n’être qu’apparente, certains textes apparemment en sommeil pouvant connaître parfois des résurrections inattendues. C’est d’ailleurs un des problèmes du codificateur, et donc du modélisateur, que le recensement des textes encore en application. On peut ainsi, alors que l’on croit à tort un texte tombé en désuétude, modifier l’ordre juridique, en ne l’incluant pas dans le code dès lors que celui-ci est censé se substituer à tous les textes existants.
Cinquième conséquence : toute entreprise de modélisation du droit implique de la part de ceux qui se livrent à cette modélisation une interprétation. Ceci n’est pas choquant en soi, chaque citoyen faisant de même quand il agit en pensant agir tout à fait légalement. La question est cependant de savoir si s’agissant d’une interprétation susceptible non de s’imposer mais d’être prise en considération comme une interprétation légitime par les citoyens, si l’on est en droit de la considérer comme une interprétation légitime pour reprendre cette formulation kelsénienne. La réponse est en réalité fonction du modélisateur ou de l’interprète. Il s’agira toujours d’une interprétation illégitime, dans la mesure où les seuls interprètes totalement légitimes sont en fait l’administration chargée d’assurer le respect du droit sous le contrôle des tribunaux et évidemment les juges eux-mêmes chargés d’appliquer le droit entre les particuliers et de contrôler le droit appliqué par l’administration. Donc le modélisateur se trouvera au mieux dans la situation de la doctrine telle qu’elle est élaborée par les professeurs et les chercheurs en droit, c’est-à-dire très proche de l’interprète légitime, sans l’être totalement ; au pire dans la situation de l’interprète qui s’ignore et qui n’a pas la compétence de l’interprète. Or, l’interprète qui s’ignore ne s’ignore en tant qu’interprète que parce qu’il est prisonnier de l’illusion de la théorie classique qui croit que le sens du texte découle directement du texte et qu’il suffit de le lire pour en déduire le sens et passer à sa modélisation.
C’est à peu près l’analyse que fait Claude Thomasset (1996, p. 373) : « Cet inventaire - celui que fait Marek Sergot - constitue en quelque sorte un premier bilan qui fait le point de cette première phase des recherches en intelligence artificielle appliquée au droit. Cette première étape a été celle de l’envahissement du champ du droit par des informaticiens fascinés par l’apparence formelle du droit. Selon cette approche, le droit, en tant que système formel de normes, peut être implanté dans des logiciels et selon des modèles développés lors de recherche en intelligence artificielle. Marek Sergot montre bien dans son article qu’une multitude de projets entrepris dans le domaine juridique au cours des années quatre-vingt, adopte le plus souvent des modèles de représentation qui s’avèrent peu adaptés à la nature spécifique du droit. Cette étude montre bien aussi comment les limites de ces approches sont très vite apparues étant donné la densité du droit qui est plus que l’écrit qui le supporte ». Nous soulignerons quant à nous la formulation « la densité du droit qui est plus que l’écrit qui le supporte ». Elle rejoint aux termes près la formulation de François Rastier (1994, p. 12) selon lequel « les signes linguistiques ne sont que le support de l’interprétation, ils n’en sont pas l’objet ».
De même Daniel Poulin (1993, p. 291) constate le relatif échec des systèmes experts dans le domaine du droit et souligne que jusqu'à présent aucune recherche n’a tenté réellement d’intégrer les théories interprétatives dans la conception des systèmes experts, ce qui le conduit à proposer une démarche consistant à « interpréter la loi pour en acquérir les règles ».
Il s’ensuit d’une part que la modélisation ne saurait faire l’économie de l’interprétation du droit, selon les règles de l’art pourrait-on dire, d’autre part que la modélisation en droit doit être soumise à des règles de validation juridique strictes, garantissant sa qualité juridique. Mais quoi qu’il en soit, la modélisation restera toujours une œuvre d’interprète jouissant au mieux de l’autorité morale d’un manuel universitaire ou d’un ouvrage de doctrine dépourvu de l’onction de la décision de justice ayant force de droit.
Sixième conséquence : ce qui est vrai de la modélisation l'est également de toute entreprise de codification. Nous reviendrons plus loin sur la question. La portée de la codification ne se limite pas à cette constatation, mais l’idée d’une codification à droit constant (cf. p. 493 et s.), pourtant nécessité opérationnelle, est assez largement un leurre, car tout acte de codification comporte une part irréductible d’interprétation.
Septième conséquence : dès lors que le sens du texte n’est pas dans le texte, mais dans les conditions de sa production et de son interprétation, la modélisation ne saurait se limiter au texte lui-même, mais doit s’étendre à tous les éléments qui contribuent à lui donner sens. Les commentaires administratifs (circulaires), les commentaires de la doctrine, la jurisprudence, les autres réglementations connexes, les cas d’applications font partie intégrante du processus d’interprétation et ont leur place dans la modélisation. La modélisation ne peut pas être un cadre figé. C’est un cadre souple et évolutif qui doit se nourrir des enrichissements continus de l’expérience.
Huitième conséquence : la multiplicité des interprétations possibles est ontologiquement irréductible. Cette constatation laisse poindre l’idée d’un chaos juridique qui serait la négation même de l’idée de droit qui est elle-même consubstantielle à celle de sécurité juridique, justifiant de la sorte l’attachement d’un grand nombre de juristes à la conception cognitive de l’interprétation, traduction plus d’une certaine forme d’instinct de conservation sociale voire corporatiste que d'une adhésion conceptuelle qui n’est pas scientifiquement soutenable.
Nous ne pouvons cependant traiter par la dérision ce paradoxe troublant qui veut que théoriquement le système juridique pourrait être un système instable, la règle changeant au gré de ses interprètes et de l’instant de l’interprétation, alors que la réalité observable est tout autre.
Cette simple remarque nous amène à focaliser notre attention sur les conditions sociojuridiques de l’interprétation qu’il nous appartiendra de mettre en lumière avec le souci de déterminer si elles se prêtent ou non à une modélisation.
Nous verrons plus loin comment il est possible de sortir de ce paradoxe non sans préciser tout de suite que cette question a bénéficié de soins attentifs d’auteurs comme Georges Vedel (1992), Paul Ricoeur (1994), Yves Gaudemet (1994), Jacques Chevallier (1994), Pierre-André Côté (1992), Neil MacCormick (1994), Ronald Dworkin(1994) et Michel Tropper (1994), Éric Landowski (1992), et que Gérard Timsit en fait le fondement de la science juridique. Si le droit n’est pas une science, il y a une manière scientifique d’étudier les textes normatifs et de comprendre les mécanismes et les contraintes en vertu desquels les textes normatifs accèdent au statut de normes, c’est-à-dire à la juridicité (Gérard Timsit, 1992, p. 460).
Neuvième conséquence : la modélisation doit nécessairement prendre en compte la possibilité d’interprétations multiples, malgré les efforts de l’organisation juridictionnelle pour assurer la cohérence du système juridique, et pour empêcher que la règle, dans des conditions comparables, ne soit pas la même pour tous.
Encore une fois, nous devrons noter avec Daniel Poulin (1993, p. 291 et s.), Marek Sergot (1991, p. 3-67) et Claude Thomasset (1996, P. ; 371 et s.) que les systèmes experts, même en se limitant à des domaines du droit limités, ont toujours privilégié une seule interprétation et que cette univocité est une de leurs principales limitations. Or, le projet de Daniel Poulin (opus cit. p. 292) est « de rendre explicite dans la base de connaissances non pas une seule lecture des règles substantives de droit, l’"interprétation retenue, mais plusieurs, toutes celles qui, selon l’expert, peuvent être raisonnablement soutenues. De plus, à chacune de ces interprétations seront associées les directives interprétatives employées pour la produire." Il ajoute : « Nous souhaitons enfin doter notre système de méta-connaissances capables de guider l’utilisation de ces diverses « lectures » de la loi. ». Daniel Poulin (opus cit. p. 295 et 1996, p. 529 et s.) s’appuie d’ailleurs sur des recherches antérieures, notamment de Gordon (1989) qui a suggéré d’utiliser un système de raisonnement non monotone pour permettre la conception de systèmes capables de faire place à des interprétations « alternatives » des textes juridiques ; Prakken (1991) qui propose une approche basée sur la logique pour modéliser les désaccords en droit ; Oskamp (1989) qui propose l’utilisation de méta-connaissances pour coordonner l’utilisation des règles issues de différentes sources : expertise, jurisprudence, doctrine et législation. Loge-Expert (Claude Thomasset, 1996, p. 391 et s.) intègre pareillement la possibilité de plusieurs interprétations.
[1] Le Gai Savoir, p. 304.
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La place de la linguistique dans l'interprétation
Le second problème soulevé par la présentation de Paul Amselek est celui de la place de la linguistique dans l’interprétation du texte.
Ce point mérite d’être élucidé, car il semble que la situation a beaucoup évolué depuis quelques décennies, que les frontières de la linguistique n’ont cessé d’être repoussées, et que sur cette question il n’y a probablement pas un accord général des auteurs.
Pour simplifier le débat avant d’entrer dans une discussion plus approfondie, disons que de l’état d’outil accessoire pour l’analyse d’un texte normatif, nous avons atteint une situation où l’on est en droit de se demander si toute analyse textuelle n'est pas d'abord une analyse linguistique. Le droit étant essentiellement écrit, même quand il est coutumier, et l’interprétation du droit étant une « science du texte juridique », on peut légitimement en tirer la conclusion que l’interprétation du droit est essentiellement, prioritairement, une question d’ordre linguistique. Si telle devait être notre conclusion, il faudrait bien évidemment s’entendre sur le champ affecté à la linguistique dans l’état actuel de nos connaissances, et sur le type de linguistique qui est capable d’embrasser un champ aussi vaste.
Avant de nous avancer davantage, disons qu’à nos yeux si l’interprétation est devenue une question prioritairement d’ordre linguistique, c'est que la linguistique a absorbé une grande part du champ conceptuel, considéré jusqu'à présent comme extralinguistique. Pour autant, l’interprétation doit faire appel à des mécanismes logico-conceptuels, qui vont se traduire dans le langage, ou que le langage est obligé d’assimiler, mais qui ne sont pas strictement linguistiques. Il y a donc un échange interactif entre le niveau linguistique et le niveau logico-conceptuel dont le langage porte nécessairement la marque, puisque le langage est le moyen exclusif de communiquer sur le droit.
Ce propos ne prendra consistance qu'à partir d'un approfondissement des bases de l'analyse linguistique.
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L’analyse linguistique
Nous avons retenu comme point de départ pour les développements qui suivent et qui présentent un caractère didactique structuré les œuvres de référence de Bernard Pottier, Linguistique Générale (1974) et Théorie et Analyse en Linguistique (TAL, 1992). Par ailleurs, nous construisons nos exemples à partir de la loi du 10 juillet 1989 sur l'éducation (aujourd'hui intégrée dans le code de l'éducation).
Analyse relationnelle
Schèmes conceptuels et linguistiques
Selon le schéma conceptuel général de la communication, tout message ou propos consiste dans la "formulation de relations entre désignations". (Pottier 74, § 44)
Le contenu qui est formulé peut s'appeler le thème, et celui-ci s'analyse comme la relation entre une entité et un comportement. (opus cit., § 34-36)
soit le schème conceptuel :
La relation peut prendre toutes les valeurs possibles, dont les plus remarquables sont :
Le cadre syntaxique (formel) français impose pour l'énoncé une Base (B), correspondant à l'entité posée, dotée d'une vision d'indépendance, qui a pour centre un élément nominal, et un Prédicat (PR), correspondant au comportement, lié à une vision de dépendance. Il a pour centre un complexe verbal, un complexe adjectival, ou un complexe substantival.
La Base et le Prédicat peuvent recouvrir des ensembles plus ou moins complexes, cette complexité s'exprimant dans des schèmes d'entendement. Ces schèmes d'entendement sont d'abord perçus sous une forme intégrée (SI) et peuvent se décomposer en schèmes d'entendement élémentaires (SE).
"L'éducation est la première priorité nationale"
Ce qui se traduit par trois énoncés juxtaposés :
"l'éducation est une priorité"
"la priorité est nationale"
"la priorité est la première"
Ou encore, avec mise en dépendance :
"l'éducation est une priorité"
"cette priorité est nationale"
"cette priorité est également la première"
Ou encore :
"L'éducation est une priorité, qui est nationale, et est la première."
"Cette priorité est la première et nationale"
La mauvaise économie de cette structure conduit à un degré d'intégration plus élevé, par adjectivation.
D'où la formule finale :
"Le service public de l'éducation est conçu et organisé en fonction des élèves et des étudiants."
Cet énoncé appelle plusieurs observations.
1) Dans cet énoncé, la base apparente est "le service public de l'éducation". En réalité, nous sommes dans une tournure passive impersonnelle, très utilisée dans les textes normatifs, qui n'existe pas dans toutes les langues. La base réelle n'est pas exprimée. Elle pourrait être représentée par un "on" impersonnel, par le mot "collectivité", par l'expression "les autorités compétentes", mais l'on convient que cet emploi d'un terme collectif impersonnel n'apporterait aucune information supplémentaire pertinente par rapport à la tournure passive impersonnelle (sans l'agentif), qui dès lors s'avère plus concise et élégante.
D'où le schème conceptuel :
2) Par rapport au premier énoncé, celui-ci présente un type de relation exocentrique ou équilibré, soit une relation "active", par opposition au type de relation dont les valeurs vont de endocentrique à équilibré, et qui est dite "attributive" (opus cit., § 44-46 et 114).
La nature de la relation détermine la diathèse, attributive ou active (cf. p. 197)
3) Nous avons un cas à trois actants : la base impersonnelle, le "service public de l'éducation", et les "élèves et étudiants". Ces trois actants, se situent sur l'axe d'actance, car ils sont engagés directement dans la présentation de l'évènement (cf. ci-après).
4) L'énoncé présente un cas intéressant de factorisation, phénomène qui se manifeste lorsque dans deux schèmes fondamentaux, un élément se répète. Au cas particulier
"Il contribue à l'égalité des chances".
Modèle actanciel : la structure générale de l'énoncé
Le modèle actanciel donne la structure générale du schème intégré, dont sera dérivé au plan syntaxique l’énoncé simple (Pottier 1974, § 46 à 54).
Ce modèle repose sur la distinction entre l'axe d'actance qui porte les actants qui participent directement à la relation, et l'axe de dépendance ( ou axe de sub-ordinations) qui porte les autres.
L’actance est l’axe sur lequel se situent les actants engagés directement dans la présentation de l’événement.
L’actance se divise en actance primaire et actance secondaire.
L’actance primaire concerne les actants qui sont les composants irréductibles de la relation attributive ou active.
L’actance secondaire concerne les éléments qui se situent logiquement avant ou après.
La dépendance permet de définir le repérage spatial, temporel ou notionnel de l’événement.
Actance primaire, actance secondaire avant et après, et dépendance peuvent être représentées en trois zones selon le schéma suivant :
- I : zone centrale : actance primaire
- II : zone de l’actance secondaire
- III : zone de dépendance
L’importance de cette représentation sera explicitée dans le corps de l’analyse.
Dans la zone centrale se rencontre le nominatif, l'ergatif (agissant, puissant) et l'accusatif (subissant, non puissant).
Dans la zone d'actance secondaire se manifeste les cas causal (parce que…), instrumental (avec…), agentif (par…), datif (à…), bénéfactif (pour…), final (pour…).
La zone de dépendance est celle du locatif qui se distribue dans le temps (locatif temporel), l'espace (locatif spatial), et le domaine notionnel (locatif notionnel). Cette zone comprend également le sociatif qui n'est peut-être pas aussi marginal que le dit B. Pottier ("ils sont partis en vacances avec des amis")[1].
La diathèse (opus cit., § 114-128, TAL, 1992, p. 131)
"L'éducation est la première priorité nationale."
Diathèse attributive, un actant, contenu descriptif.
"Le service public de l'éducation est conçu et organisé en fonction des élèves et des étudiants."
Diathèse attributive, deux actants, l'actant principal, le "service public de l'éducation", l'actant secondaire, les "élèves et étudiants", contenu descriptif.
En présence de la tournure passive, on assiste à un transfert de diathèse. La forme active serait : « (la collectivité) conçoit et organise... », et comprendrait trois actants.
"Il contribue à l'égalité des chances."
Diathèse active.
Modules casuels (opus cit., § 131, TAL p. 126)
Les éléments liés en compétence forment les modules casuels.
Le second alinéa de l'article 1 comprend trois modules casuels :[2]
La vision (opus cit., § 155 et suiv.)
La vision comporte trois paramètres :
- l'orientation selon lequel le schème est parcouru en performance :
- orientation directe (DIR), de la base vers le prédicat.
- orientation inverse (INV) du prédicat vers la base. L'orientation inverse est typique de la tournure passive.
- la visée. C'est le point de départ choisi sur l'orientation.
- la sélection. C'est le nombre des éléments retenus. Un élément peut ne pas être exprimé.
"L'éducation est la première priorité nationale."
"le service public de l'éducation est conçu et organisé en fonction des élèves et des étudiants."
"Il contribue à l'égalité des chances."
[1] D'ailleurs le sociatif semble avoir également sa place dans la zone II : "s'associer à …", "se marier avec …". On peut aussi se demander si la liste des cas entrant dans la zone II ne doit pas être enrichie d'un cas conditionnel introduit par des locutions telles que : à condition, si, sous réserve, dans la mesure où.
[2] Le causatif ne rend pas compte de façon satisfaisante de la notion de contrainte qu'expriment les locutions "en fonction de...", "en vertu de...", locutions fréquentes dans les textes normatifs. Il n'y a pas de lien de cause à effet entre les élèves et étudiants d'une part et la conception et l'organisation du système éducatif d'autre part, même si cette conception et cette organisation doivent porter l'empreinte de cette préoccupation. Nous garderons cependant, au moins provisoirement, la classification utilisée par Pottier 74 § 52, nous réservant pour plus tard la possibilité d'une classification plus fine, mieux adaptée au traitement des textes normatifs.
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Analyse syntaxique
L'analyse syntaxique suppose l'introduction de nouveaux concepts[1].
Nous nous bornerons aux définitions de base pour passer ensuite à l'application.
Sur le plan sémantique, ou plan de la substance du signifié, l’unité fonctionnelle de signification, est le schème linguistique.
Sur le plan syntaxique, ou plan de la forme du signifié, l’unité fonctionnelle est constituée par l’énoncé.
Bernard Pottier distingue l’énoncé simple de l’énoncé complexe.
L'unité fonctionnelle minimale d'énonciation est l'énoncé simple dont la structure est l’objet de l’analyse syntaxique.
"L'énoncé complexe est l'unité d'énonciation construite d'énoncés simples par coordination (Pottier 1974, p. 223 et 323).
Structure de base
L'énoncé simple est formé d'un nucléus et, facultativement d'éléments marginaux. (Pottier 1974, p. 225)
Les éléments constitutifs de l'énoncé, base et prédicat, prennent un certain nombre de formes, ou fonctèmes.
En français, la base a toujours la forme nominale. Son élément obligatoire est un fonctème nominal (fN). Le prédicat peut être soit :
un fonctème nominal : fN'
un fonctème adjectival : fA
un fonctème verbal : fV
Le fonctème nominal de la base doit être différencié du fonctème nominal du prédicat, d'où une représentation différente. fN' se caractérise par la présence d'un verbe auxiliaire. fN peut se rencontrer également dans le prédicat
La combinaison des fonctèmes formant énoncé est un syntactème.
Le français présente donc trois types de syntactèmes (opus cit. p. 229) :
fN X fN' (I)
fN X fA (II)
fN X fV (III)
"L'éducation est la première priorité nationale."
Les trois types de fonctèmes ont chacun une structure interne type.
Structures internes
Les formules qui suivent doivent être lues en tenant compte de deux observations.
L'ordre des composants est variable en fonction de l'intention tactique du locuteur.
Chaque composant est décomposable en plusieurs composants de même nature juxtaposés, coordonnés ou subordonnés.
Nous conviendrons de représenter la juxtaposition et la coordination et par la virgule, la coordination ou par / et la subordination par \.
Le groupe déterminatif est formé d'une base (l'article en français) et de quantificateurs facultatifs :
Les quantificateurs peuvent être des substantifs (une foule de, un groupe de, un ensemble de,...).
Il y a par ailleurs possibilité de substitution de l'article par le quantificateur, de telle sorte que les deux composants sont chacun facultatif, le groupe déterminatif étant lui-même facultatif.
Le fonctème adjectival
Le fonctème adjectival peut être intégré au fonctème nominal, comme on vient de le voir.
- la première priorité nationale : fN = fA1 + g.Sub + fA2
Il peut aussi être incident à l'ensemble du prédicat.
Il peut être accompagné d'un fN.
Il peut être précédé d'un auxiliaire.
D'où la formule générale :
Application
"L'éducation est la première priorité nationale."
Syntactème
fN X fN' fN0 : l'éducation
fN' : W + fN auxiliaire : être, fN'1 : la première priorité nationale
fN ® Rel + SN
fN0 Rel = f fN0 ® f + SN0
fN1 Rel = f fN1 ® f + SN1
SN ® gSb ± fAn
SN0 ® gSb0 + f SN0 = L'éducation
SN1 ® gSb1 + fA12 SN1 = la première priorité nationale
gSb ® Sb ± g.Dét.
gSb0 ® Sb0 + g.Dét Sb0 = éducation g.Dét = l'
gSb1 ® Sb1 + g.Dét Sb1 = priorité g.Dét = la
fA ® Adj ± g.Quant
fA12 = Adj + f fA12 = première, nationale
"Le service public de l'éducation est conçu et organisé en fonction des élèves et des étudiants"
fN X fV
"Le service public de l'éducation est conçu et organisé en fonction des élèves et des étudiants"
fN X fV
fN0 Rel = f fN0 ® f + SN0
SN0 Le service public de l'éducation
fV0 est conçu et organisé en fonction des élèves et des étudiants
fV01 est conçu et organisé
fV01 ® fV01a, fV01b
fV01a est conçu
fV01b est organisé
fN01 Loc en fonction des élèves et des étudiants
fN01 Loc ® fN01a Loc, fN01b Loc
fN01a Loc en fonction des élèves
fN01b Loc en fonction des étudiants
fN01a Loc ® Rel + SN01a Rel = en fonction de SN01a = les élèves
SN01a ® g.Sb + f
g.Sb ® Sb + g.Dét Sb = élèves
g.Dét ® Art + f Art = les
fN01b Loc ® Rel + SN01b Rel = en fonction de SN01b = les étudiants
SN01b ® g.Sb + f
g.Sb ® Sb + g.Dét Sb = étudiants
g.Dét ® Art + f Art = les
[1] Nous nous limiterons ici aux définitions de base, renvoyant aux ouvrages pour un approfondissement de chaque notion.
[2] Les relateurs sont analysés dans Pottier 1974 p. 129 à 133 et approfondis dans Pottier 1955 La Systématique des éléments de relations. Ils constituent également l'objet principal de Maurice GROSS 1986 La grammaire transformationnelle du français - 3 - L'adverbe.
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Analyse sémique et thématique
Nous ferons appel à l'analyse microsémantique ou analyse componentielle avec quatre objectifs :
- découvrir la cohérence textuelle ou les cohérences textuelles au niveau de l'ensemble du texte étudié ;
- rechercher les voies d'une construction assistée de la taxinomie constituant la trame du texte étudié, et au-delà de la taxinomie, du modèle conceptuel ;
- mettre en évidence des structures types, modules logico-normatifs formant le squelette des dispositions normatives ;
- faire ressortir les spécificités du langage du droit au regard de cette grille d'analyse.
Nous nous fonderons principalement sur les analyses de F. Rastier (1987 et 1989), qui prolongent celles de B. Pottier (1974, 1980a, 1980b).
L'analyse componentielle renvoie à deux familles de concepts : le sémème et sa structure d’une part, l'isotopie, la topique, l'archithématique d’autre part. Cette seconde approche dans l'analyse du discours relève de la thématique (Rastier 1989).
Le sémème et sa structure
Selon la définition de Pottier (1974 p. 331), le sémème est "l'ensemble des sèmes d'un signe, au niveau du morphème dont c'est la substance du signifié". C'est en somme le contenu du morphème (Rastier 87 p. 275).
Le sème (Pottier 1974 p. 330) est un "trait distinctif de la substance du signifié d'un signe (au niveau du morphème), et relativement à un ensemble donné de signes".
Sèmes génériques et sèmes spécifiques
Les sèmes génériques (Pottier 1974 p. 330) permettent de rapprocher deux ou plusieurs sémèmes voisins, par référence à une classe plus générale. Les sèmes génériques d'un sémème constituent le classème.
Les sèmes spécifiques permettent d'opposer deux sémèmes voisins, par une caractéristique propre. Ils constituent le sémantème (équivalent de "noyau sémique" chez Greimas (1966)).
Ainsi le sémème, comprend le classème et le sémantème.
Sèmes génériques et sèmes spécifiques permettent de dessiner une arborescence de sémèmes. C'est dire qu'aucun sème n'est générique ou spécifique par nature. Ce qualificatif dépend de la position du sémème considéré dans l'arborescence, ou de son "ensemble de définition" (Rastier 1987 p. 52). Ainsi, pour le sémème ‘épouse’, /sexe féminin/ est un sème générique, qu'il partage avec "fille" par exemple (au sens de femme non mariée), tandis que pour ‘femme’, /sexe féminin/ est un sème spécifique qui permet de distinguer ‘femme’ de ‘homme’[1].
Ceci étant, il apparaît que le sémème ‘femme’ signifie aussi "femme mariée ou vivant maritalement, ce qui le distingue d'"épouse" dont le sens se limite à l'union par le mariage. L'arborescence devient :
La relation entre les différentes occurrences d'un sème générique est une relation d'identité ; la relation entre les différents sémèmes qui l'incluent est une relation d'équivalence.
La relation entre deux sèmes spécifiques "permettant d'opposer deux sémèmes voisins" est une relation d'incompatibilité ; elle induit entre les sémèmes qui les incluent une relation de disjonction exclusive. (Rastier 87 p. 52).
Le graphe précédent est donc incorrect, car "femme" correspondant à la personne de sexe féminin vivant avec un conjoint ne s'oppose pas à "épouse" mais l'inclut.
Le graphe suivant est également incorrect. En effet, une femme peut être à la fois femme et mère. ‘Femme’ et ‘mère’ appartiennent à deux ensembles de définition différents, le premier se rapportant aux liens conjugaux, l'autre aux liens de filiation.
Trois types de sèmes génériques
Rastier (1987 p. 49-52) distingue trois types de sèmes génériques, selon qu'ils indiquent l'appartenance d'un sémème à un taxème, à un domaine ou à une dimension.
"1) Le taxème est la classe minimale où les sémèmes sont interdéfinis. Les sèmes spécifiques sont définis à l'intérieur du taxème, ainsi que certains sèmes génériques de faible généralité, les sèmes microgénériques. On peut lui appliquer cette définition de Cosériu : "structure paradigmatique constituée par des unités lexicales ("lexèmes") se partageant une zone commune de signification et se trouvant en opposition immédiate les uns avec les autres",... Exemple : "cigarette", "cigare", "pipe" s'opposent au sein du taxème //tabac//.
Chaque élément d'un taxème est un taxe (Pottier 1974 p. 68) et les taxes sont entre eux en relation d'exclusion mutuelle.
"2) Le domaine est un groupe de taxèmes, tel que dans un champ donné il n'existe pas de polysémie...."
Cette notion de domaine, très largement admise, paraît très intéressante du point de vue du droit, dans la mesure où tout langage technique ou scientifique, et le droit en est un, doit être exempt d'ambiguïtés lexicales. Nous aurons donc à nous interroger sur la notion de domaine en droit. Et cette interrogation tiendra compte de deux considérations :
- D'une part, la définition opératoire de la polysémie. Nous verrons que si R. Martin (1983, pp. 64 sq.) distingue nettement les acceptions des sens, Rastier est conduit, du fait de la prise en compte des sèmes inhérents et afférents (cf. ci-après), à définir les notions d'emplois, d'acceptions et de sens, notions qui conduisent à envisager plusieurs niveaux de polysémies, et donc plusieurs définitions possibles de domaines.
- D'autre part, le fait que les frontières entre domaines peuvent ne pas être toujours très claires, des cas plus ou moins marginaux de polysémie peuvent apparaître dans des domaines a priori relativement homogènes.
Nous savons bien que, selon des classifications tout à fait courantes, on distingue le droit public du droit privé ou droit civil, et qu'au sein de ces deux grands domaines, de nombreuses distinctions pouvant correspondre à autant de sous-domaines sont facilement identifiables. La question pour nous sera de savoir s'il y a des règles dérivées de la notion sémantique de domaine qui permettent de fonder ces distinctions profondément ancrées dans l'usage et qu'il doit bien y avoir quelque justification théorique de découvrir.
"3) Une dimension est une classe de généralité supérieure. Elle inclut des sémèmes comportant un même trait générique du type /animé/, ou /humain/, par exemple... À la différence des taxèmes ou des domaines, des dimensions peuvent être articulées par des relations de disjonction exclusive (cf. //animé// vs //inanimé//)."
Appliqué au domaine du droit, les notions de /personnes physiques/ et de /personnes morales/ sont à notre sens significatives de deux dimensions particulières.
S'agissant des sèmes génériques d'un sémème, Rastier propose d'appeler sèmes microgénériques les sèmes qui notent une appartenance à un taxème, sèmes mésogénériques les sèmes qui notent l'appartenance à un domaine, et macrogénériques les sèmes qui notent l'appartenance à une dimension.
Sèmes inhérents et sèmes afférents
Rastier pose une autre distinction fondamentale entre sèmes inhérents et sèmes afférents.
La notion de sème afférents chez Rastier est directement inspirée de celle de sème virtuel selon Pottier (1974, p. 30-31, 74). Selon Pottier "est virtuel tout élément qui est latent dans la mémoire associative du sujet parlant, et dont l'actualisation est liée aux facteurs variables des circonstances de communication."
De même que les sèmes génériques forment le classème, et les sèmes spécifiques le sémantème, les sèmes virtuels constituent le virtuème, lequel fait partie intégrante du sémème.
Cette inclusion par Pottier du virtuème dans le sémème constitue une innovation par rapport à la doctrine dominante qui limite le sémème au système fonctionnel de la langue.
"Le virtuème représente la partie connotative du sémème. Il est très dépendant des acquis socioculturels des interlocuteurs."
Toutefois, alors que Pottier fait des sèmes virtuels une classe distincte des sèmes génériques et spécifiques, Rastier quant à lui, répudiant la notion de connotation, selon lui trop mal définie, opère une distinction au sein des sèmes génériques et spécifiques entre sèmes inhérents et sèmes afférents, le sème afférent répondant à la définition du sème virtuel selon Pottier.
La distinction entre sème inhérent et sème afférent repose sur celle de langue fonctionnelle et de contexte.
"a) Les sèmes inhérents relèvent du système fonctionnel de la langue ; et les sèmes afférents, d'autres types de codifications : normes socialisées, voire idiolectales.
"b) Pour une sémantique interprétative, les opérations permettant d'identifier les sèmes inhérents ne seront pas du même type que celles qui permettent de construire les sèmes afférents.
"... Un sème inhérent est une relation entre sémèmes au sein d'un même taxème, alors qu'un sème afférent est une relation d'un sémème avec un autre sémème qui n'appartient pas à son ensemble strict de définition : c'est donc une fonction d'un ensemble de sémèmes vers un autre."
La distinction entre sèmes inhérents et sèmes afférents permet d'introduire un nouveau type de relations fonctionnelles entre sémèmes : les relations établies par les sèmes inhérents sont des relations symétriques et/ou réflexives. Les relations établies par les sèmes afférents sont antisymétriques et/ou non réflexives. ; dans leurs cas, il convient toujours de distinguer explicitement le sémème-source et le sémème-but de la relation fonctionnelle (Rastier 87 p. 54).
Le fait que l'afférence fasse intervenir le contexte, lequel peut être constitué de normes socialisées (afférence socialement normée) ou par la conjonction de sémèmes relevant de classes différentes (afférence contextuelle ou locale) soulève une interrogation s'agissant de textes juridiques. En principe, un texte juridique devrait être intemporel et impersonnel, de telle sorte que le phénomène d'afférence, qui est à la base de maintes subtilités du langage naturel et de la richesse des langages littéraires, ne devrait pas exister s'agissant de textes normatifs. On ne peut néanmoins l'exclure totalement, même dans le cadre de textes législatifs ou réglementaires.
On peut également s'interroger sur la notion de système fonctionnel de la langue en droit ou dans tout autre domaine technique.
Si un domaine est un groupe de taxèmes tel que dans un domaine donné il n'existe pas de polysémie, on est bien forcé d'admettre que chaque domaine est le lieu d'un micro-language socialement normé plutôt que codifié en langue. Et les relations que ces domaines peuvent entretenir entre eux pourront être interprétées comme des relations d'afférence, faisant échapper tel ou tel sémème à sa définition dans le cadre strictement délimité de son domaine.
Cette observation nous écarte quelque peu des définitions posées par Rastier. En effet, dans notre exemple, le microlangage technique fait office de langue fonctionnelle, ce qui laisserait entendre qu'il puisse exister plusieurs langues fonctionnelles, avec comme conséquence inéluctable que l'on puisse envisager des relations entre ces langues fonctionnelles. Il n'y aurait en somme que des relations soit internes à un domaine ou à un taxème, soit des relations externes relativement aux mêmes ensembles.
Ce qui est en cause, c'est la notion de langue fonctionnelle, qui n'a semble-t-il qu'une valeur relative, ce que Rastier est tout près d'admettre (1987, p. 55) quand il observe que "le système fonctionnel de la langue n'est en somme qu'une des normes sociales qui systématisent le contenu linguistique".
Nous n'irons pas plus avant dans cette discussion. Précisons la notion de polysémie.
Polysémie de sens, d'acception et d'emploi
La distinction entre sèmes inhérents, afférents socialement normés et afférents en contexte permet de poser trois niveaux de polysémie :
- il y a polysémie d'emploi lorsque les sémèmes diffèrent par au moins un sème afférent en contexte.
- il y a polysémie d'acception lorsque les sémèmes diffèrent par au moins un sème afférent socialement normé.
- il y a polysémie de sens lorsque les sémèmes diffèrent par au moins un sème inhérent.
- enfin, il y a homonymie lorsque les sémèmes différent par tous leurs sèmes spécifiques inhérents. (Rastier 87 p. 69)
Le concept d'isotopie et de thème sémantique
Venons-en au concept d'isotopie.
L'isotopie sémantique résulte de "la récurrence syntagmatique d'un même sème." (Rastier 87 p. 274).
Selon cette définition très générale, l'isotopie peut porter sur tout type d'unité linguistique.
En particulier l'isotopie intéresse les sèmes qu'ils soient génériques ou spécifiques, inhérents ou afférents.
Selon le type de sèmes impliqué dans une isotopie, on aura différents types d'isotopie.
Une isotopie microgénérique est définie par la récurrence d'un sème microgénérique, qui indexe des sémèmes appartenant à un même taxème.
Une isotopie mésogénérique est définie par la récurrence d'un sème mésogénérique, qui indexe des sémèmes appartenant au même domaine.
Une isotopie macrogénérique est définie par la récurrence d'un sème macrogénérique, qui indexe des sémèmes appartenant à la même dimension.
Les isotopies génériques possèdent des propriétés remarquables car elles sont liées en règle générale aux paradigmes codifiés en langue ou socialement normés.
Nous espérons tirer profit de ces propriétés pour dégager des règles pour l'organisation générale du texte.
Les isotopies spécifiques, qui sont définies par la récurrence d'un sème spécifique, ne sont pas liées aux paradigmes codifiés. En effet, par définition, les sèmes spécifiques ne marquent pas l'appartenance des sémèmes à des paradigmes, mais les singularisent en leur sein.
Les isotopies spécifiques sont indépendantes des isotopies génériques, dans la mesure où elles peuvent indexer des sémèmes appartenant à un même domaine, ou à une même dimension, mais tout aussi bien des sémèmes appartenant à des taxèmes, domaines ou dimensions différents.
Comme il a déjà été dit, aucun sème n'est générique ou spécifique par nature. Il pourra donc apparaître tantôt comme sème générique, tantôt comme sème spécifique. On aura alors affaire à une isotopie mixte.
Une isotopie inhérente est définie par la récurrence d'un sème inhérent, et une isotopie afférente par la récurrence d'un sème afférent. Mais il ne sera pas rare que le sème isotopant apparaisse tantôt comme sème inhérent, tantôt comme sème afférent. (Rastier, 1987, p. 111-113)
Les unités de base de l'analyse componentielle
Comme le souligne Pottier, l'analyse sémique se situe au niveau du morphème. Or, on distingue deux classes fonctionnelles de morphèmes ou catégorèmes : les lexèmes et les grammèmes.
Les lexèmes sont les éléments d'un ensemble non fini et ouvert, et les grammèmes les éléments d'un ensemble fini et fermé. (Pottier 1974, p. 272, 325 et 326).
La lexie est une unité fonctionnelle, mémorisée en compétence, soit une séquence figée, constituée naturellement à partir du mot et aussi par des transferts variés (Pottier 1974, p. 34, 101 et 326). Ex : motocyclette, deux roues.
Règles de construction des sémèmes et des taxinomies
Le principe général est la méthode différentielle.
Les sémèmes, dans leurs deux composantes principales, classème et sémantème, sont construits au fur et à mesure de l'analyse de façon à différencier les morphèmes.
L'analyse qui suit n'est sans doute pas irréprochable au plan technique. Nous essayons de mettre en pratique les définitions précédentes, avec la seule aide lexicale du Petit Robert (PRb) et du dictionnaire Larousse des synonymes (LS). Nous donnons seulement le résultat de l'analyse, sauf dans les cas difficiles que nous assortissons de commentaires.
Notation
Les sèmes afférents seront signalés par une double parenthèse vide (), les sémèmes et sèmes de la manière suivante : 'sémème', /sèmes/.
[1] Cette exemple est une adaptation de l'exemple proposé par R. Martin (1983, p.77) avec deux acceptions de "femme", toujours au sens de Martin, repris de manière critique par Rastier.
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Analyse
"L'éducation est la première priorité nationale."
Éducation
Définition (PRb) : mise en œuvre de moyens propres à assurer la formation et le développement d'un être humain.
Mots de la même famille : formation, instruction, élever
Sèmes génériques (classème) :
- dimension : humain, immatériel
- domaine : opératif (ou transformatif)
- taxème : acquisition
Sèmes spécifiques (sémantème) : moyens, but, connaissances, aptitudes, comportement
Sémème : humain, immatériel, opératif, moyens, but, connaissances, aptitudes, comportement
Par comparaison :
Formation :
classème : idem
sèmes spécifiques : moyens, but, connaissances, aptitudes
Instruction :
classème : idem
Sèmes spécifiques : moyens, but, connaissances
D'où la représentation suivante du taxème :
On pourra dire que l'instruction est un aspect de la formation, que la formation est elle-même un aspect de l'Éducation, mais en aucun cas que l'instruction est une forme ou une sorte d'éducation. La notion d'"instruction" exprime une restriction de sens par rapport à "formation" et par rapport à "éducation" du fait de l'absence des sèmes "aptitudes" et "comportements". Au cas présent, la restriction de sens résulte de l'absence de sèmes, alors que dans d'autres cas, la restriction résulte de l'addition de sèmes qui spécialise le sémème. Dans le premier cas, on constate que les sémèmes se trouvent au même niveau de l'arborescence, alors que dans le second, les sémèmes se trouvent à des niveaux différents. On pourrait ainsi différencier au sein de la formation deux types : "formation initiale" et "formation continue", ces deux types traduisant une restriction de sens par rapport à "formation" par ajout d'un sème spécifique. Entre "formation initiale" et "formation continue", par contre, il n'y a pas restriction de sens mais différenciation par substitution de sèmes. "Formation initiale" et "formation continue" sont en relation de disjonction exclusive. Il en va de même d’"éducation", "formation" et "instruction", mais pour être bien cohérent avec les définitions de base, nous identifierons les sèmes disparus à des sèmes zéro, la disjonction exclusive s'opérant non seulement du fait de la présence de deux sèmes différents, mais aussi du fait de la présence ou de l'absence d'un sème donné dans deux sémèmes lorsque l'un n'est pas le classème de l'autre ("instruction" n'est pas le classème de "formation").
Par contre, "éducation", "formation" et "instruction" sont des formes d'acquisition immatérielles de l'être humain obtenue de manière consciente impliquant la mise en œuvre de moyens pour un certain but. Ils ont bien un archisémème immédiat commun (relation d'équivalence) et appartiennent donc au même taxème.
Par ailleurs, nous avons un bel exemple de sèmes macrogénériques afférents au sémème 'acquisition' dans les sèmes /immatériel/ et /transformatif/, dont l'actualisation dépend de l'emploi dans le contexte socialement normé //éducation//. Entre 'acquisition' d'un bien quelconque et 'acquisition' par opposition à détermination génétique ('acquis' vs 'inné'), il y a une différence d'acception.
Première
Sèmes génériques :
- dimension : discontinu
- domaine : formulation quantitative comparative
- taxème : supératif
Sèmes spécifiques : exclusif, objectif, subjectif ()
Priorité
Sèmes génériques :
- dimension : discontinu
- domaine : formulation quantitative comparative
- taxème : supératif
Sèmes spécifiques : non exclusif, subjectif
Nationale
Sèmes génériques :
- dimension : humain
- domaine : politique
- taxème : communauté
Sèmes spécifiques : nation, intérêt général, territoire, citoyenneté, État
Pour distinguer le national des niveaux d'administration territoriale (région, département, commune) ou supranational, les concepts discriminants sont /nation/, /citoyenneté/, /État/. Par ailleurs, le national implique l'existence d'un pouvoir d'État s'exerçant sur un territoire en vue de l'intérêt général.
"Le service public de l'éducation est conçu et organisé en fonction des élèves et des étudiants."
Service public de l'éducation
Nous considérons qu'il s'agit d'une lexie (cf. p. 211)
Sèmes génériques :
- dimension : humain
- domaine : éducation
- taxème : service public (d'où les sèmes mésogénériques : /organisation/ et microgénériques : /intérêt général/continuité/égalité/évolutivité)
Sèmes spécifiques : spécificité.
Cette lexie présente un cas intéressant à deux titres.
D'une part, elle est elle-même construite à partir d'une autre lexie composée : "service public" dans laquelle "public" active trois sèmes afférents au contexte du droit public. "Service public" n'est pas assimilable à "service ouvert au public". La juxtaposition de "service" et de "public" a comme effet de conférer au morphème "public" la signification qu'il a en droit public qui comporte une référence obligatoire à la notion d'intérêt général laquelle implique les trois principes de base du service public : égalité, continuité, adaptabilité.
D'autre part, la notion de service public implique celle d'organisation d'une manière beaucoup plus affirmée que dans le cas du sémème ‘éducation’. Dès lors, le sémème ‘service public’ hérite des sèmes du sémème ‘organisation’, soit /moyens /but /permanence /structure /fonction/.
En troisième lieu, le cas est intéressant du point de vue des relations entre domaines et taxèmes. Le taxème //service public// embrasse (est en intersection avec) une grande diversité de domaines : éducation, santé, justice, police,...
Le sème spécifique /spécificité/ assimile "service public de l'éducation" à un nom propre, dans la mesure où, si les manifestations du service public sont multiples, le service lui-même est unique, ce qui induit certaines contraintes syntaxiques (article défini, impossibilité d'une construction sélective).
Conçu (concevoir)
Définition : penser dans un but déterminé (vision prospective)
Sèmes génériques :
- dimension : humain, immatériel
- domaine : activités de l'esprit
- taxème : penser
Sèmes microgénériques : former
Sèmes spécifiques : prospectif () /vs/ rétrospectif (), but ()
Même famille :
Rétrospectif : juger, apprécier, estimer, comprendre, interpréter, analyser, synthétiser, conceptualiser
Prospectif : imaginer, prévoir, envisager, inventer, représenter (se), composer, supposer, présumer, soupçonner, spéculer, conjecturer, échafauder
Neutre : croire, estimer, considérer, douter, calculer, raisonner, réfléchir, méditer, combiner, computer, cogiter, songer
Le nombre de verbes qui décrivent une activité de l'esprit ou une orientation de celle-ci est très élevé et la construction d'une taxinomie complète représente une recherche qui dépasse largement les limites de la présente. Poursuivant cependant notre méthode différentielle, nous devons nous arrêter sur la polysémie qui marque le lexème "concevoir", et chose plus préoccupante, le lexème que nous avons choisi comme taxème. Cette double interrogation doit nous conduire à préciser la notion de domaine.
Le Petit Robert distingue deux familles de sens de "concevoir" : "concevoir" au sens de "concevoir un enfant" ou "former un enfant dans son utérus..", et "concevoir" au sens de "concevoir ou former un concept".
Les deux sémèmes diffèrent par leur dimension ("matériel" dans le premier cas, "immatériel" dans le second) et par leur domaine ("physique" dans le premier, "esprit" dans le second). La présence du sème microgénérique "former" interdit de voir dans les deux sémèmes des homonymes, mais seulement des polysèmes par le sens.
Il faut ajouter qu'entre le physique et l'intellect ou l'esprit (au sens d'activité de l'esprit), se trouve le domaine du sensible (perception, sentiment, émotion), qui justifie l'emploi de "concevoir" dans un sens intermédiaire. Ainsi, "... je conçus pour elle un amour légitime."
Il faut par ailleurs distinguer deux emplois de "concevoir" selon que "concevoir" est employé suivi d'un substantif comme complément ou d'une phrase subordonnée. Dans "Il conçoit un nouveau style", "concevoir" comporte un sème prospectif. Il est employé dans un sens proche de "créer", "composer", "imaginer", "inventer". Dans, "Je conçois que cet ouvrage vous a donné beaucoup de travail", la vision est au contraire rétrospective, et porte sur une situation ou un objet préexistant. Cette acception est synonyme de "comprendre", et proche de "admettre". Le sème "prospectif /vs/ rétrospectif" apparaît ici localement afférent, et fonde une polysémie d'emploi.
Au regard de cette courte analyse, le fait de retenir la notion d'esprit comme déterminant un domaine sémantique paraît un choix correct.
Regardons néanmoins les polysémies du verbe "penser" que nous avons retenu comme taxème. Voici trois exemples :
(1) "Pense à prendre du pain en rentrant de ton travail" : vision prospective
(2) "Elle pense à son fiancé sous les drapeaux" : vision rétrospective
(3) "Que pensez-vous de cette idée ?" : vision constative
(4) "Il a pensé son roman en une semaine" : vision prospective
(5) "Je pense la situation critique" : vision constative (appréciation)
(6) "Je pense qu'il se trompe" : vision constative (appréciation)
(7) "Je pense qu'il ne viendra pas" : vision prospective (appréciation)
(8) "Je pense qu'il s'était trompé" : vision rétrospective (appréciation)
Chacun de ces exemples met l'accent sur un aspect de l'activité cérébrale traduite généralement par le verbe "penser", et, ce qui est intéressant, chacun de ces emplois est assorti d'un module casuel différent.
Pour (1), nous avons "penser à faire qlqch", équivalent de "ne pas oublier".
Pour (2), nous avons "penser à qlqn ou qlqch", équivalent à "se souvenir", "songer".
Pour (3), nous avons "penser qlqch de qlqn ou qlqch", équivalent de "juger", "estimer", "considérer".
Pour (4), nous avons "penser qlqch", équivalent à "concevoir".
Pour (5), (6), (7) et (8) nous avons une formulation modale avec une vision qui, selon le temps employé dans la phrase subordonnée (le propos), sera une appréciation sur le présent (constative), le futur (prospective) ou le passé (rétrospective).
(5) et (6) sont équivalents, (5) résultant d'une nominalisation de "que la situation est critique". Ce cas peut être différencié de (4) du fait de la présence de l'attribut "critique" du complément d'objet "la situation". Il faut toutefois prendre garde à la possibilité de la présence d'un sème prospectif dans l'attribut qui justifiera une équivalence avec le propos prospectif. Ainsi, "il pense sa fin prochaine" aura pour correspondant "il pense que sa fin est prochaine". Cette différence de vision est toutefois sans conséquence syntaxique.
Ces quelques observations, qui n'épuisent pas le sujet, conduisent à deux conclusions provisoires :
- s'agissant d'abord de la définition du domaine, il nous paraît que le domaine doit s'entendre comme un groupement de taxèmes tel que dans un domaine donné il n'existe pas de polysémie de sens. Il est clair que l'existence de polysémies d'emplois (différences dues à un sème localement afférent) se résout à l'intérieur d'un même taxème. Nous reportons le cas des polysémies dues à un sème socialement normé.
- Rastier (1987 p. 50) tend à lier la définition des domaines aux normes sociales, approche cohérente avec la définition de Pottier. Rappelons que Pottier (1974, p. 68) distingue les domaines grammaticaux, tels que relations et formulations, desquels relèvent les grammèmes, et les domaines d'expérience dans lesquels sont regroupés les lexèmes, domaines très liés à la culture ambiante, tels que les domaines du sport, de la politique ou de l'agriculture. Il faut néanmoins admettre une conception très large de la culture et des normes sociales pour y faire entrer le domaine "végétation" à côté de "lecture" ou "métallurgie", domaines qui ont en commun le lexème "feuille", selon trois significations entre lesquelles il est possible de distinguer selon les définitions de Rastier une polysémie de sens. De la même manière, nous avons eu recours jusqu'à présent au domaine de l'éducation, domaine socialement normé s'il en est, et à celui des choses de l'esprit, dans lequel on serait tenté de voir un domaine qui transcende les cultures. Mais, il est vrai que le rapport au réel, et en particulier la notion du temps, est éminemment culturel, et si cette notion est commune aux cultures dominantes dans le monde d'aujourd'hui, on ne peut vraiment en garantir l'universalité, quelle que soit l'énormité qui peut entacher, aux yeux de certains, un tel propos.
Organiser
Définition (PRb) : rendre apte à la vie, doter d'une structure et d'un mode de fonctionnement.
Sèmes génériques :
- dimension : animé
- domaine : praxis
- taxème : former
Sèmes spécifiques : structure, fonction, complexité, but, finalité, permanence, poser, prospective.
Famille : disposer, ménager, aménager, agencer, ordonner, monter.
L'organisation relève à notre sens du domaine de la "praxis", la praxis se définissant (PRb) comme une "activité en vue d'un résultat".
En fonction de
Sèmes génériques :
- dimension : grammème
- domaine : formulation limitative
- taxème : contrainte
Sèmes spécifiques :
Famille : selon, en vertu, sur la base de, d'après, dans le cadre de,...
Les grammèmes ne nous paraissent pas avoir de dimension, sauf celle d'appartenir au catégorème de grammème.
Nous n'avons pas trouvé de formulation adéquate dans l'analyse des cas conceptuels (cf. p. 195).
Organiser le service public de l'éducation en fonction des élèves et des étudiants tient autant du causal que du bénéfactif, et s'écarte de l'un comme de l'autre. La relation causale au cas présent est une relation causale négative dans la mesure où les élèves et les étudiants seraient la cause de ce que le service ne peut pas ou ne doit pas être. La connotation bénéfactive résulte quant à elle d'une afférence contextuelle évidente. On ne pourrait en dire autant s'il s'agissait du service pénitentiaire et si celui-ci devait être organisé en fonction des détenus.
Par ailleurs, il ne nous paraît pas que la notion introduite par le grammème "en fonction de" soit correctement traduite par celle de locatif notionnel.
Nous serions donc tenté d'ajouter parmi les cas d'actance secondaire le cas LIMITATIF qui exprime une contrainte qui s'impose à celui qui agit, et définit en quelque sorte les limites dans lesquelles cette action peut se déployer.
Élève
Sèmes génériques :
- dimension : humain, personnes physiques
- domaine : éducation
- taxème : personne qui suit des études
Sèmes spécifiques : enseignement premier degré, second degré, supérieur ()
Observations : on remarque le sème afférent "supérieur ()", activé dans le contexte local "école" ou "classe préparatoire", où élève prend un sens très proche d'"étudiant" et qui, lorsqu'il est activé, a pour effet de désactiver les deux autres sèmes "premier degré" et "second degré".
Étudiant
Sèmes génériques :
- dimension : humain, personnes physiques
- domaine : éducation
- taxème : personne qui suit des études
Sèmes génériques : enseignement supérieur
"Il contribue à l'égalité des chances."
Contribuer à
Définition (PRb) : aider à l'exécution d'une œuvre commune.
Sèmes génériques :
- dimension : puissance
- domaine : verbes opérateurs, factif
- taxème : agir
Sèmes spécifiques : but, pluralité, communauté
Famille : concourir à, aider à, collaborer, coopérer, participer,...
Antonyme : contrecarrer, s'opposer à, contrarier, s'abstenir,...
Observations : le verbe "contribuer à" fait partie du domaine grammatical et qui recouvre ce que Zellig Harris (1964) a appelé "verbes opérateurs", domaine qu'a particulièrement approfondi Maurice Gross (1968, 1986) dans sa Grammaire transformationnelle du français. Les verbes opérateurs sont la base de constructions complexes mettant en jeu des compléments prépositionnels (complétives) et infinitifs de divers types.
Égalité des chances
Sèmes génériques :
- dimension : humain
- domaine : vie sociale
- taxème : égalité
Sèmes spécifiques : chance
- Hauptkategorie: La langue
Recherche des isotopies génériques
Isotopies macrogénériques
Dimensions |
humain |
immatériel |
animé |
discontinu |
grammème |
personne physique |
puissance |
Tot |
Éducation |
1 |
1 |
||||||
première |
1 |
1 |
2 |
|||||
priorité |
1 |
1 |
2 |
|||||
nationale |
1 |
1 |
||||||
service public de l'éducation |
1 |
1 |
||||||
conçu |
1 |
1 |
2 |
|||||
organisé |
1 |
1 |
||||||
en fonction |
1 |
1 |
||||||
élèves |
1 |
1 |
2 |
|||||
étudiants |
1 |
1 |
2 |
|||||
service public de l'éducation |
1 |
1 |
||||||
contribue |
1 |
1 |
||||||
égalité des chances |
1 |
1 |
||||||
Totaux |
8 |
1 |
1 |
2 |
3 |
2 |
1 |
18 |
Tableau 1 "Isotopies macrogénériques"
L'isotopie massive sur le sème "humain", n'est pas surprenante, et nous paraît présenter peu d'intérêt, sauf pour déterminer les contraintes d'emploi lors de la génération.
Isotopies mésogénériques
Domaines |
opératif |
formulation quantitative comparative |
Formulation limitative |
politique |
éducation |
activités de l'esprit |
praxis |
v. opérateur |
vie sociale |
Tot |
Éducation |
2 |
2 |
4 |
|||||||
première |
1 |
1 |
||||||||
priorité |
1 |
1 |
||||||||
nationale |
1 |
1 |
||||||||
service public de l'éducation |
2 |
2 |
||||||||
conçu |
1 |
1 |
||||||||
organisé |
1 |
1 |
||||||||
en fonction |
1 |
1 |
||||||||
élèves |
1 |
1 |
||||||||
étudiants |
1 |
1 |
||||||||
service public de l'éducation |
2 |
2 |
||||||||
contribue |
1 |
1 |
||||||||
égalité des chances |
1 |
1 |
||||||||
Totaux |
2 |
2 |
1 |
1 |
8 |
1 |
1 |
1 |
1 |
17 |
Tableau 2 "Isotopies mésogénériques"
L'isotopie mésogénérique sur le domaine "éducation", parfaitement intuitive, est ici confirmée en apparaissant cinq fois, et en pesant 8 si l'on applique la pondération proposée plus loin.
A noter que nous comptons le taxe "éducation" comme appartenant au domaine "éducation", ce qui est un minimum et n'interdit pas son appartenance au domaine plus général "opératif".
Il sera intéressant (cf. plus loin) de développer cette isotopie en l'appliquant aux sèmes qui entrent dans la composition du sémantème. Nous avons alors cinq isotopies correspondant aux cinq sèmes spécifiques d'"éducation", à savoir /moyen/, /but/, /connaissances/, /aptitude/, /comportement/.
Isotopies microgénériques
Taxèmes |
acquisition |
supératif |
territoire |
service public |
penser |
former |
contrainte |
personne qui suit des études |
agir |
égalité |
Tot |
Éducation |
2 |
2 |
|||||||||
première |
1 |
1 |
|||||||||
priorité |
1 |
1 |
|||||||||
nationale |
1 |
1 |
|||||||||
service public de l'éducation |
2 |
2 |
|||||||||
conçu |
1 |
1 |
|||||||||
organisé |
1 |
1 |
|||||||||
en fonction |
1 |
1 |
|||||||||
élèves |
1 |
1 |
|||||||||
étudiants |
1 |
1 |
|||||||||
service public de l'éducation |
2 |
2 |
|||||||||
contribue |
1 |
1 |
|||||||||
égalité des chances |
1 |
1 |
|||||||||
Totaux |
2 |
2 |
1 |
4 |
1 |
1 |
1 |
2 |
1 |
1 |
16 |
Tableau 3 "Isotopies microgénériques"
Ici, l'isotopie dominante est l'isotopie sur le taxème "service public", étant observé que cette isotopie ne concerne que les seconde et troisième phrases, alors que l'isotopie mésogénérique indexée sur le domaine "éducation" concerne les trois phrases de l'alinéa.
Il faut souligner que si l'identification de "service public" comme taxème nous paraît justifiée, on aurait pu également l'identifier comme domaine. On aurait dans ce cas un domaine .en intersection avec le domaine "éducation". Mais la définition du domaine "service public" ne saurait en aucun cas identique à celle de "service public" en tant que taxème. La doctrine distingue généralement deux grandes catégories de service public, les services publics administratifs et les services publics industriels et commerciaux. La définition du "service public" comme domaine inclurait d'autres taxèmes se rattachant à la notion de service public, non seulement la nature du service public, mais par exemple le mode de gestion, qui selon le critère retenu peut déboucher sur plusieurs typologies. Ainsi, la gestion d'un service public, qu'il soit administratif ou industriel ou commercial, peut être assurée de trois manières principales : en régie, par un établissement public, ou en délégation de service public. Chacune de ces catégories peut à son tour se subdiviser en sous-catégories que la doctrine, autant que la législation, permet d'identifier d'une manière qui d'ailleurs évolue au gré des problèmes auxquels l'administration est confrontée.
Sèmes spécifiques |
exclusif |
non exclusif |
subjectif |
nation |
intérêt général |
spéci-ficité |
égalité |
prospectif poser |
pluralité |
Tot |
Éducation *2 |
||||||||||
première |
1 |
1 |
||||||||
priorité |
1 |
1 |
2 |
|||||||
nationale |
1 |
1 |
2 |
|||||||
service public de l'éducation *2 |
2 |
2 |
||||||||
conçu |
1 |
1 |
||||||||
organisé |
1 |
1 |
||||||||
en fonction |
||||||||||
élèves |
||||||||||
étudiants |
||||||||||
service public de l'éducation *2 |
2 |
2 |
||||||||
contribue |
1 |
1 |
2 |
|||||||
égalité des chances |
||||||||||
TOTAUX |
1 |
1 |
1 |
1 |
1 |
4 |
1 |
2 |
1 |
13 |
Tableau 4 "Isotopies spécifiques" (suite)
|
organisation |
Tot |
|||||
Sèmes spécifiques |
moyens |
but |
structure |
fonction |
complexité |
permanence |
|
Éducation *2 |
|
|
|
|
|
|
|
première |
|
|
|
|
|
|
|
priorité |
|
|
|
|
|
|
|
nationale |
|
|
|
|
|
|
|
service public de l'éducation *2 |
|
|
|
|
|
|
|
conçu |
|
1 |
|
|
|
|
1 |
organisé |
1 |
1 |
1 |
1 |
1 |
1 |
6 |
en fonction |
|
|
|
|
|
|
|
élèves |
|
|
|
|
|
|
|
étudiants |
|
|
|
|
|
|
|
service public de l'éducation *2 |
|
|
|
|
|
|
|
contribue |
|
|
|
|
|
|
|
égalité des chances |
|
1 |
|
|
|
|
1 |
TOTAUX |
1 |
3 |
1 |
1 |
1 |
1 |
8 |
Tableau 5 "Isotopies spécifiques (suite)"
Sèmes spécifiques |
communauté |
1er et sd degré |
ens.supérieur |
chance |
citoyenneté |
Etat |
Territoire |
Tot |
Éducation *2 |
|
|
|
|
|
|
|
|
première |
|
|
|
|
|
|
|
|
priorité |
|
|
|
|
|
|
|
|
nationale |
|
|
|
|
1 |
1 |
1 |
3 |
service public de l'éducation *2 |
|
|
|
|
|
|
|
|
conçu |
|
|
|
|
|
|
|
|
organisé |
|
|
|
|
|
|
|
|
en fonction |
|
|
|
|
|
|
|
|
élèves |
|
1 |
|
|
|
|
|
1 |
étudiants |
|
|
1 |
|
|
|
|
1 |
service public de l'éducation *2 |
|
|
|
|
|
|
|
|
contribue |
1 |
|
|
|
|
|
|
1 |
égalité des chances |
|
|
|
1 |
|
|
|
1 |
TOTAUX |
1 |
1 |
1 |
1 |
1 |
1 |
1 |
7 |
Tableau 6 "Isotopies spécifiques (fin)"
|
é d u c a ti o n |
|
service |
public |
|
Tot |
||
Sèmes microgénériques et mésogénériques |
connaissances |
apti-tude |
compor-tement |
intérêt général |
égalité |
continuité |
évolu-tivité |
|
Éducation *2 |
2 |
2 |
2 |
|
|
|
|
6 |
nationale |
|
|
|
1 |
|
|
|
1 |
service public de l'éducation *2 |
2 |
2 |
2 |
2 |
2 |
2 |
2 |
14 |
élèves |
1 |
1 |
1 |
|
|
|
|
3 |
étudiants |
1 |
1 |
1 |
|
|
|
|
3 |
service public de l'éducation *2 |
2 |
2 |
2 |
2 |
2 |
2 |
2 |
14 |
TOTAUX |
8 |
8 |
8 |
5 |
4 |
4 |
4 |
41 |
Tableau 7 "Isotopies généralisées"
|
|
o r g a |
n i s a t i |
o n |
|
|
|
Sèmes microgénériques et mésogénériques |
moyens |
but |
structure |
fonction |
complexité |
permanence |
|
Éducation *2 |
2 |
2 |
|
|
|
|
4 |
service public de l'éducation *2 |
4 |
4 |
2 |
2 |
2 |
2 |
16 |
élèves |
1 |
1 |
|
|
|
|
2 |
étudiants |
1 |
1 |
|
|
|
|
2 |
service public de l'éducation *2 |
4 |
4 |
2 |
2 |
2 |
2 |
16 |
TOTAUX |
10 |
10 |
2 |
2 |
2 |
2 |
28 |
Tableau 8 "Isotopies généralisées"
Les sèmes /moyens/, /but/, /connaissances/, /aptitude/, /comportement/, sèmes spécifiques du sémème ‘éducation’, sont ici des sèmes mésogénériques pour ‘service public de l'éducation’, ‘élèves’ et ‘étudiants’. Les sèmes /égalité/, /continuité/ et /évolutivité/ sont des sèmes microgénériques du sémème ‘service public de l'éducation’.
Ici, nous trouvons une isotopie forte sur le sème /spécificité/ due à la récurrence de la base conceptuelle et sémantique "service public de l'éducation" et une isotopie plus faible sur le sème /but/ dû aux deux sémèmes 'conçu' et 'organisé' qui ne font que renforcer les deux isotopies méso et microgénériques.