Alain Finkielkraut: «La littérature a cessé d’éduquer les sensibilités, de façonner les âmes» (Le Figaro)

Par Eugénie Bastié Publié le 08/09/2021 à 19:31, Mis à jour le 09/09/2021 à 06:15

GRAND ENTRETIEN - Forgé par les lettres, Alain Finkielkraut déplore dans son nouvel essai, L’Après littérature (Stock), la disparition, non pas des romans, mais d’un rapport au monde tissé de complexité et de finesse.

Morceaux choisis

"La littérature, c’est le rappel que le concept n’a pas le monopole de la pensée, c’est l’admirable tremblement du sens, c’est l’exploration inlassable de la pluralité humaine, c’est le refus de sacrifier les différences sur l’autel de l’abstraction, c’est la lutte avec l’angélisme simplificateur, c’est le caillou dans la chaussure de l’esprit de système. Alors que l’idéologie dépeuple impitoyablement le monde, en le réduisant à l’affrontement de deux forces - hier les bourgeois et les prolétaires, aujourd’hui les dominants et les domin.é.e.s -, la littérature ne laisse pas les idées engloutir les personnes. La littérature, comme le dit Vassili Grossman, dans Vie et Destin, c’est Tchekhov, et les innombrables protagonistes de ses histoires contre le manichéisme historique de Lénine. Lénine n’est plus. Mais, avec le nouveau féminisme et le nouvel antiracisme, l’idéologie triomphe partout. Tchekhov s’éloigne."

...

«Le grand objet de l’art sera toujours l’individu, avec son propre visage et son propre nom», rappelle le grand écrivain israélien Aharon Appelfeld. Pour les néoféministes, l’individu n’existe pas. #MeToo instaure le règne du «toutes pareilles». Les vies sont dépouillées de leurs singularités. Les distinctions, les nuances, les gradations sont abolies. Galanterie, grivoiserie, regards appuyés, pénétration forcée, tous ces comportements relèvent d’une même «culture du viol». Rien ne subsiste de ce qui fait l’objet même de la littérature: l’ambiguïté, l’ambivalence, le clair-obscur, la complexité des sentiments. Le nouveau féminisme est au féminisme originel ce que la Terreur, la loi des suspects, le tribunal révolutionnaire furent à la Déclaration des droits de l’homme. «La justice doit cesser de brandir l’argument de la présomption d’innocence, qui est lâche», affirme tranquillement Muriel Salmona, la grande prêtresse du mouvement. Mais la justice n’est pas là pour assouvir l’instinct justicier, elle le civilise.

...

«Quand on généralise la souffrance, on a le communisme ; quand on particularise la souffrance on a la littérature», écrit Philip Roth. Pourtant, la littérature n’est-elle pas aussi la patrie de l’universel, où se rejoignent à travers les siècles d’innombrables lecteurs?

Le héros du roman de Philip Roth Un homme n’a pas de nom. Il est - titre anglais - «everyman». Les maladies, le vieillissement, la mort sont le lot de tout un chacun. Et, en même temps, ce personnage a une biographie précise, à nulle autre pareille. Comme le dit Proust: «C’est sur la cime du particulier qu’éclôt le général.»

Remarques de l'OEP :

On peut ne pas être en tout d'accord avec Alain Finkielkraut, mais sa réflexion philosophique sur le général et le particulier, l'universel et le singulier est au coeur des enjeux contemporains, et de la plus belle façon.

Le plurilinguisme est philosophiquement soumis à la tension entre l'universel et le singulier, à moins de considérer que l'universel comme la somme infinie de nos singularités. Toutes les langues ne peuvent suffire à décrire le monde.

Dans cette ligne, à revoir et réécouter l'émission de François Busnel la Grande librairie diffusée le 8 septembre 2021 https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/ sur le thème du

pouvoir des livres et de l'engagement, à quoi sert la littérature ?.

Extraits :

https://www.youtube.com/watch?v=Jc4feADBE6w

Le romancier irlandais Colum McCann présente "Apeirogon", aux éditions Belfond. Cette histoire de deux pères, un Israélien et un Palestinien, qui ont tous deux perdu leurs filles, deviennent amis contre toute attente et vont œuvrer ensemble pour une paix introuvable.

https://www.youtube.com/watch?v=kBY_h-DWkAI

Lydie Salvayre, détentrice du prix Goncourt 2014 revient avec un roman  exceptionnel. "Rêver debout" chez Seuil est une véritable ode au Don Quichotte de Cervantes. De son temps, ce dernier passait pour un fou car il croyait au pouvoir de la fiction et de la littérature.

Lire

https://www.lefigaro.fr/vox/culture/alain-finkielkraut-la-litterature-a-cesse-d-eduquer-les-sensibilites-de-faconner-les-ames-20210908?utm_source=app&utm_medium=sms&utm_campaign=fr.playsoft.lefigarov3