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Heinz Wismann et les langues européennes (France Culture)

La Chronique de Brice Couturier

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Heinz Wismann et les langues européennes 13

07.09.2012 - 08:16 Ajouter à ma liste de lectureRecevoir l'émission sur mon mobile

Curieuse, cette manière qu’ont certains auteurs allemands contemporains, de mêler des bribes d’autobiographies à la réflexion philosophique ; de reconstituer des itinéraires de vie, afin d’en comprendre le sens. Mais c’est une tradition qui remonte au moins jusqu’au célèbre roman de Goethe, Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister.

Mais c’est à un autre auteur allemand que l’on pense, en lisant votre livre, Penser entre les langues, Heinz Wismann : cet autre allemand exilé, W.G. Sebald. Comme l’auteur des Emigrants, d’Austerlitz et des Anneaux de Saturne, vous avez décidé très tôt d’étudier, d’enseigner et accessoirement d’écrire dans une autre langue que l’allemand. Sebald fut, durant la plus grande partie de sa vie, professeur de littérature à l’Université de Norwich/East Anglia. Mais là-bas, dans son exil anglais, il choisit d’écrire ses livres en allemand. Vous avez choisi la France, peut-être par fidélité envers la mémoire d’un père francophile quoique nazi, et enseigné la philosophie en Sorbonne, puis à l’Ecole des Hautes Etudes.

Comme on sait, parler et surtout écrire dans une autre langue que celle dans laquelle on a été élevé par sa mère (ce que dit la « langue maternelle », qui est tout aussi maternelle en allemand, Muttersprache et en anglais mother tongue), c’est acquérir une capacité supplémentaire de distanciation. Libéré, comme en apesanteur, on cesse d’être immergé dans sa langue, de baigner dans sa propre culture. Et l’on perçoit ce qu’elles ont d’artificiel et de contingent ; on comprend mieux en quoi elles sont le produit d’une évolution historique. C’est, j’imagine, ce que vous appelez votre « identité réflexive ».

Tout naturellement, vous avez été conduit à vous intéresser à l’étude historique des langues et particulièrement des langues anciennes – la philologie. C’était, il faut bien le dire, une discipline complètement passée de mode, à l’époque.  Nos avant-gardes universitaires d’alors lui préféraient le « linguistic turn » et la philosophie analytique anglo-saxonne (Wittgenstein, le Linguistic Turn de Richard Rorty, 1967), ou bien le structuralisme, qui tenait la linguistique saussurienne pour un modèle de scientificité à égaler dans toutes les sciences humaines.

Les Européens se sont étonnés depuis longtemps d’être divisés en un si grand nombre de langues. Les théologiens du Moyen Age voyaient en cette babélisation la conséquence de la faute des fils de Noé. Dans la Bible, pour s’être moqués de l’ivresse et de l’impudicité de leur père, l'un de ses fils, Cham, est puni, les deux autres, Sem et Japhet sont dispersés. Japhet, dont le nom en hébreu signifie « qu’il s’élargisse », ou encore « vision large », vient s’établir, avec les siens, au nord de la Méditerranée. Il devient l’ancêtre mythique des Européens. Depuis, les fils de Japhet auraient multiplié les langues, au point de devenir incapables de communiquer entre eux. Vous voulez voir dans cette babélisation « non une punition, mais au contraire un destin prometteur ». Et vous rappelez cette idée de Walter Benjamin – dont vous aurez été le grand introducteur en France – selon laquelle « la finalité des langues consiste peut-être à balayer la totalité de ce qu’il est possible d’exprimer ».

Un autre de vos compatriotes, Peter Sloterdijk, a décrit les langues comme des instruments d’un même et vaste orchestre. « Ce sont les Européens qui, les premiers, ont conçu l’idée profonde que toutes les civilisations sont des variations d’aspect et de dialecte sur une seule et même nature de l’espèce : les cultures et les peuples sont les poèmes d’une imagination fondamentalement polyphonique et développée à l’échelle de l’espèce. » (Si l’Europe s’éveille) Mais cet orchestre européen joue-t-il bien la même partition en ce début de XXI° siècle, qui voit notre continent glisser vers l’insignifiance ?