Paru dans Le français dans le monde n°355 et consultable en ligne ICI. Le français dans le monde
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Professeur à Paris III et expert européen du plurilinguisme,
Jean-Claude Beacco observe les pratiques et travaille inlassablement à
améliorer les possibilités d’accès à la connaissance des langues.
Vous venez de consacrer une étude à l’éducation multilingue en Europe (1). Quelles grandes lignes s’en dégagent ?
C’est un rapport d’étape1 qui fait suite au Plan d’action pour le
multilinguisme mené en Europe entre 2004 et 2006. Dans ce Plan, la
Commission proposait aux vingt-cinq États membres d’organiser des
activités spécifiques en matière d’enseignement multilingue2. La
synthèse publiée aujourd’hui a été établie à partir de Rapports
nationaux exposant les actions mises en place à la suite du Plan. Le
document est évidemment établi à partir de données très inégales
dépendant du degré d’implication des pays et il reste certainement
beaucoup à découvrir, d’autant plus que les situations évoluent vite.
Cependant on peut dire qu’il y a eu globalement une prise de conscience
de l’importance de l’enseignement plurilingue et une certaine
amélioration. Mais il reste bien du chemin à faire.
Tous les pays d’Europe ont-ils adopté le principe de l’enseignement
obligatoire de deux langues vivantes au collège et au lycée ?
Majoritairement oui, mais avec des statuts très différents
d’un pays à l’autre. De plus, dans l’enseignement technique
professionnel, là où les analyses de besoins pourraient facilement être
menées, on ne dispose que de peu d’informations, mais on sait que
l’enseignement reste souvent limité à celui d’une seule langue vivante.
Comment définissez-vous l’éducation plurilingue ?
L’éducation plurilingue repose sur le principe que chacun est capable
de s’approprier les langues dont il a besoin pour sa vie personnelle,
professionnelle ou esthétique/culturelle, au moment où il le souhaite.
Le rôle de l’École consiste à développer le potentiel langagier dont
chacun dispose, comme elle s’emploie à développer les capacités
cognitives, créatives ou physiques. Son rôle est de faire aimer les
langues, toutes les langues, pour que les individus cherchent à en
apprendre tout au cours de leur vie. Apprendre les langues, c’est
forcément aussi entrer en contact avec des valeurs telles que la
tolérance, la bienveillance, la curiosité pour la diversité
L’éducation plurilingue se conçoit tout le long de l’existence. On
demande trop à l’École ; elle ne va certainement pas former des
polyglottes, mais elle peut amener les individus à parvenir à un niveau
de compétences donné, selon l’objectif qu’ils se fixent, sans viser à
s’exprimer comme des natifs. Elle peut donner des connaissances réelles
dans certaines langues et l’aptitude à en apprendre d’autres pour que
l’individu gère ensuite lui-même son apprentissage. Le rôle du
professeur est donc essentiellement d’apprendre à apprendre et de
mettre les élèves à l’aise dans leur apprentissage en autonomie. Il
fait partie de leur mission d’enseigner à reporter les connaissances
d’une langue sur l’autre. L’important est de donner aux enfants une
connaissance plurilingue pour qu’ils en fassent usage quand ils seront
grands.
Quels sont les obstacles majeurs à un développement plus massif et plus rapide de l’enseignement plurilingue ?
L’opinion publique a tendance à penser que, dans le domaine des langues
étrangères, savoir l’anglais est suffisant parce que cette langue est
considérée comme la seule professionnellement utile, vision qui ne
correspond pas à la réalité. Et s’ajoute à cette fascination pour
l’anglais l’idée que le niveau à atteindre est celui d’un natif ! Il
s’ensuit des conséquences extrêmement néfastes pour l’enseignement
plurilingue. L’opinion étant également persuadée de l’excellence de
l’enseignement précoce, les parents souhaitent faire apprendre
l’anglais dans le premier cycle à leurs enfants. Toutes ces croyances
réunies aboutissent au dogme de l’anglais unique et à vie. Or, maintenu
d’année en année tout au long du cursus scolaire, l’enseignement de
cette langue provoque des effets de lassitude, de perte de rentabilité
et de plafonnement.
Quelles mesures pourraient être prises pour remédier à ces dysfonctionnements ?
Il faudrait d’abord agir sur les représentations sociales liées aux
langues étrangères. Les institutions ouvrent de plus en plus l’offre de
langues, mais elles ne l’accompagnent malheureusement pas d’une
éducation de la demande. Rien ne sert d’élargir le choix des langues si
on n’éclaire pas les parents sur les enjeux. Cette « pédagogie » se
fait dans certains pays où l’on explique aux parents qu’il n’est pas
indispensable de commencer par l’anglais dans le primaire, parce que
les élèves pourront toujours s’y intéresser plus tard. Seuls les
milieux les plus favorisés appliquent ces stratégies parce qu’ils
savent qu’aujourd’hui ce sont les autres langues qui font la
différence. La mauvaise articulation entre le primaire et le secondaire
est également dans beaucoup de pays, dont la France, une des raisons de
la pauvreté des choix offerts dans le primaire. Mais cela évolue. Sur
ce point, l’espoir se dessine qu’une utilisation un peu plus «
virulente » du Cadre européen de référence pour les langues permette
d’harmoniser les parcours. Le principe étant qu’à leur arrivée au
collège 80 % des élèves aient atteint le niveau A2 du Cadre dans la
langue apprise dans le premier cycle.
Enfin il faudrait remettre en cause le recours à l’augmentation
des heures de cours comme solution privilégiée. Dans bien des pays, le
nombre d’heures accordé à l’enseignement des langues a tendance à
augmenter. Mais il n’est pas certain qu’il existe une relation
mécanique entre les résultats de l’enseignement et le nombre d’heures
d’enseignement accumulées. On arrive souvent à des performances
comparables en LV1 et en LV2 alors que le nombre d’heures
d’apprentissage est très différent.
Que pourrait-on substituer à la notion de « cours » ?
La mise en place d’une éducation plurilingue devrait prendre en compte
l’alternance des formes de l’enseignement/apprentissage des langues.
Après un certain nombre d’années, on pourrait remplacer le cours par un
projet de groupe à réaliser dans cette langue, par des lectures à
effectuer... Les professeurs seraient alors chargés de guider les
élèves et de les éduquer à l’autonomie. Il faudrait également profiter
du fait que les pratiques culturelles sont de plus en plus
multilingues. Le numérique offre aujourd’hui aux professeurs des
ressources considérables. Les élèves
auraient tout intérêt à être
davantage
exposés à la langue.
Projeter des films en langue étrangère,
organiser des débats après la projection, conseiller de visionner des
émissions sur TV5Monde, sont des activités dignes de considération qui
devraient être réellement intégrées à l’apprentissage dans une
éducation plurilingue.
Quel rôle peuvent jouer les professeurs dans cette démarche ?
C’est en grande partie aux professeurs de sensibiliser les élèves à
l’éducation plurilingue. Avant d’être professeur de français ou
d’anglais, de langue maternelle ou de langue étrangère, le professeur
est professeur de langue. Chaque enseignant devrait de ce point de vue
« relativiser » la langue qu’il enseigne et motiver les apprenants à
s’approcher d’autres langues : celle du voisin, celles des pays avec
lesquels existent des relations commerciales, celle des anciens ennemis
pour qu’ils deviennent amis, celles des migrants résidant dans le pays
ou celle que chacun peut avoir envie d’apprendre par curiosité ou par
plaisir… Dans certains pays, il existe des coordinateurs pour les
langues dans les établissements secondaires. Il en résulte de meilleurs
effets de convergence et une circulation entre les différentes langues
enseignées, mais il s’agit là d’un phénomène plutôt rare. Dans la
plupart des cas, les professeurs des différentes langues s’ignorent. Et
pourtant des expériences menées en Allemagne ont montré que
l’apprentissage de la langue maternelle bénéficie largement de
l’éducation plurilingue. Ces études ont révélé que des enfants vivant
dans des milieux bilingues allemand-turc apprennent beaucoup plus
facilement l’anglais que des enfants vivant dans des milieux
monolingues.
Les chefs d’établissement ont-ils un rôle à jouer dans le développement de l’enseignement plurilingue ?
Il y a les orientations curriculaires qui font une place de plus en
plus grande à la diversité et qui autorisent l’innovation, et puis il y
a les conditions d’application sur le terrain par rapport auxquelles
les chefs d’établissement jouent un rôle fondamental. Ce sont à mon
sens les acteurs les plus importants de la politique linguistique, avec
les formateurs d’enseignants. Mais gérer un large choix de langues est
plus complexe que d’organiser des emplois du temps pour un petit nombre
de professeurs de la même langue. Dans beaucoup de pays, les chefs
d’établissement ont une marge d’autonomie importante, mais ils ne sont
pas sensibilisés à ces problématiques alors que leur engagement en
faveur des langues pourrait accélérer la mise en place d’une réelle
éducation plurilingue.
L’université encourage-t-elle l’éducation plurilingue ?
Le supérieur ne joue pas le rôle qu’il devrait jouer et c’est
particulièrement vrai en France. L’entrée dans le supérieur pourrait
être l’occasion d’ajouter une langue étrangère à son répertoire, ce
n’est malheureusement pas le cas généralement. Il existe un réseau
d’universités qui se sont regroupées sur la volonté commune de faire un
effort en ce qui concerne la promotion des langues étrangères. C’est le
Conseil européen des langues, une association qui a son siège à Berlin,
et qui est convaincu que l’entrée à l’université est une nouvelle
opportunité pour découvrir des langues inconnues.
Existe-t-il des initiatives qui valorisent l’enseignement des langues ?
À côté des programmes européens, il existe une multitude d’initiatives
qui éclosent ici ou là et utilisent l’environnement et les ressources
locales. Ces pratiques vont dans le bon sens. Ce sont ces créations
venues du terrain que récompense chaque année dans tous les pays
d’Europe le Label européen des langues. En Finlande et en Belgique, on
a vu des cours de langue donnés dans les trains de banlieue, des
émissions de téléréalité organisées sur des principes linguistiques,
des pays comme la Hongrie accordent des avantages fiscaux aux adultes
qui entreprennent un apprentissage linguistique… et il reste beaucoup à
inventer. Toutes les possibilités ouvertes par l’utilisation du MP3,
par exemple, sont loin d’avoir été explorées… Ce qui est important
c’est que les choses avancent non du point de vue des langues mais de
celui des gens qui les utilisent : c’est le principe fondateur de
l’éducation plurilingue3.
Propos recueillis par Françoise Ploquin
Notes
1.
Relancer l’éducation multilingue pour l’Europe
(EAC/31/05), Rapport à la Commission européenne, Unité politique pour
le multilinguisme, 15/12/2006. Consultable à partir de la page :
http://ec.europa.eu/education/policies/lang/policy/report_en_html,où il est identifié comme rapport indépendant
2. La Commission européenne utilise multilinguisme là où le Conseil de l’Europe emploie plurilinguisme.
3. Pour un exposé plus systématique, voir : Conseil de l’Europe (2007)
: De la diversité linguistique à l’éducation plurilingue. Guide pour
l’élaboration des politiques linguistiques éducatives en Europe, Ed. du
Conseil de l’Europe, Strasbourg ; disponible à
http://www.coe.int/t/dg4/linguitic/default_FR.asp